En 2016, Claude Lanzmann me montrait avec fierté sur son ordinateur, une vidéo de son plongeon dans la mer Méditerranée, les bras en avant, du haut de ses 90 ans et d’un rocher de plus de 15m.
Comme une manifestation, une preuve de Vie, un défi à la mort. Mourir courageusement en hommage à la vie, lui semblait l’exigence suprême de dignité, mais mourir tout simplement, comme tout être humain, l’angoissait comme une procédure inutile et cruelle.
Je n’ai jamais rencontré un être dont l’engagement était son repère existentiel, un engagement animé de rage, de fougue, d’absolu qui intimidait et fascinait tant ceux qu’il rencontrait. Ce n’était pas de l’indignation, souvent vaine, c’était le combat frontal, implacable contre une situation qu’il jugeait humainement injuste. Résistant maquisard en Auvergne dès 1943, il fût un des derniers témoins survivants, signataires du manifeste des 121 contre la guerre d’Algérie, qui a conduit un grand nombre d’entre eux à être accusés de trahison devant des juridictions d’exception. Il fût l’un d’entre eux. Mais avec le temps, cet engagement a paradoxalement sauvé une certaine vision de l’honneur de la France.
Car Claude Lanzmann considérait que «dire et accuser» au nom de la justice, restait un impératif vital pour déchirer le voile qui obscurcit le monde.
Paul Celan, ce grand poète roumain naturalisé français, rescapé de la Shoah dit : «Personne ne parle pour le témoin». Claude Lanzmann le prend au mot. «Personne ne parle pour le témoin». À cette volonté nazie d’anéantissement qui a duré 12 ans, deux géants ont opposé leur propre temporalité créatrice : Paul Celan et Claude Lanzmann. Paul Celan, dont René Char a dit que «nul poète ne fut plus grand», et Claude Lanzmann par la parole des témoins recueillie pendant les douze années de travail de Shoah. Nul comme lui n’est descendu dans l’enfer de la pensée de la Chose telle qu’il ne la nommait pas.
Claude Lanzmann en avait conscience en consacrant à Paul Celan un numéro entier, récent, des Temps Modernes.
Celan dans son poème Fugue de Mort :
«Un homme habite la maison il joue avec les serpents il écrit
Il écrit quand il va faire noir en Allemagne Margarete tes cheveux d’or
Il écrit ces mots s’avance sur le seuil et les étoiles tressaillent il siffle ses grands chiens
Il siffle il fait sortir ces juifs et creuser dans la terre une tombe
Il nous commande allons jouer pour qu’on danse.»
Paul Celan et Claude Lanzmann me semblent être les vrais passeurs pour les temps futurs, quand les derniers témoins se seront tus. C’est tout le paradoxe d’une transmission qui ne se fonde que sur les paroles issues d’une force créatrice à la hauteur de l’événement et pas sur les images.
Arnaud Desplechin, grand réalisateur de films, fils spirituel de Claude Lanzmann, dans une lettre qu’il lui a adressée à l’occasion de la sortie des 4 sœurs écrit :
«Si l’on regardait l’histoire du cinéma comme une cathédrale, Claude Lanzmann aurait construit 2 ou 3 chapelles et l’une d‘entre elles serait les 4 sœurs.»
Ces 4 femmes sont devenues nos sœurs.
Ce miracle de l’évidence, de la puissance créatrice fait que le spectateur se tient devant la vie assassinée, devant des épaisseurs de temps et de mémoire. Il ne regarde pas le passé, mais le revit comme un événement contemporain.
Loin d’être sur le devant de la scène, Claude Lanzmann se tient à la place la plus humble de celui qui écoute en posant la vraie question du «comment» qui fait basculer toutes les défenses – et pas du «pourquoi».
Il nous fait voir des fantômes, comme ces chamanes qui convoquent les âmes au milieu des vivants pour dire la vérité du monde, des chamanes qui parlent à l’âme et si peu au regard.
Claude Lanzmann a eu un merveilleux fils Felix, jeune normalien, qui a voulu jusqu’à sa propre mort être à la hauteur de l’exigence que son père demandait à la vie. Je n’ai jamais vu d’admiration réciproque aussi grande ! La récitation de centaines de pages de poésie ou de littérature constituait leurs joutes quotidiennes.
A un homme de cette envergure, il fallait une femme rare qui comprenne les conséquences quotidiennes d’une telle puissance de vie. Dominique, avec sa fierté d’être celle qui lui a donné un fils d’exception, l’a aimé avec une totale abnégation.
Claude Lanzmann demeurera une des dernières figures du XXème siècle porteuse d’humanité, à la mesure de ce siècle d’horreur et d’inhumanité. Shoah reste peut être une œuvre du futur conjurant la menace du retour de la catastrophe. L’attribution de l’ours d’or du festival de Berlin qui a fait si plaisir à Claude lui semblait la meilleure récompense que l’histoire pouvait lui apporter !
Claude Lanzmann nous aura placé, nous, héritiers de ce désastre, comme des témoins rassemblant morts et vivants, sommés de ne jamais oublier ce qui a un jour déshonoré l’humanité.