Qu’est-ce qui m’a pris de m’enthousiasmer pour cette jeune équipe née il y a six ans lorsque Marc Wilmots, lui-même frustré d’un but parfaitement valable mais pourtant annulé en huitième de finales de la Coupe du Monde 2002 contre… le Brésil de Ronaldo, s’est retrouvé à la tête d’une sélection disparue des radars depuis une bonne décennie ?

Je ne suis pas Belge, même si j’ai été Bruxellois, et que depuis qu’ils m’ont accueilli en 2006, je professe pour ces gens chaleureux et qui ne se prennent jamais au sérieux, cultivent l’humour, l’autodérision et l’imagination, le surréalisme, comme vertus cardinales, une tendresse que d’aucuns estimeront coupable. Du coup, j’ai souvent été raillé, y compris par mes meilleurs amis, lorsque j’annonçais qu’il allait falloir sacrément compter avec ces attachants petits Diables. Notez bien, je suis mithridatisé : je suis copain avec Patrick Sébastien, j’aime les Bee Gees et je supporte l’AS Monaco !

En 2014 au Brésil, tout le monde avait trouvé normal de les voir éliminés en quarts par l’Argentine, future finaliste, sur un but de Gonzalo Higuain, chanceusement trouvé par Angel Di Maria sur une passe déviée involontairement par Jan Vertonghen dès la huitième minute. Même s’ils allaient ensuite dominer la seconde mi-temps, et manquer de peu l’égalisation sur des têtes de Kevin Mirallas et de Marouane Fellaini, puis le tir d’Alex Witsel à la dernière minute, les Diables Rouges avaient alors été anesthésiés par une Albiceleste sans inspiration qui a fermé le jeu pendant toute la partie sans jamais réussir à forcer – ni forger – leur destin.

Deux ans plus tard, à l’Euro français, cette Belgique se présente en numéro 1 au classement FIFA, favorite surestimée pour beaucoup, et semble s’ouvrir la voie royale vers la finale après avoir explosé la Hongrie 4-0 en huitièmes. Puis sombre invraisemblablement en quarts face au Pays de Galles de Gareth Bale, après avoir pourtant fait le plus dur, croit-on, en ouvrant le score sur une praline de Radja Naingolan. Effondrement psychologique et délitement tactique insensés : ni Wilmots, désemparé par une défense immature, orpheline de Kompany – blessé et absent – et incapable de réagir, ni les tentatives individuelles désordonnées de De Bruyne, Naingolan, Hazard, Carrasco et Lukaku, ne parviendront, à la stupeur générale, à conjurer un sort contraire inattendu, soudain incapables de conserver un bloc, transpercé par la rage des Gallois, chanceux, certes mais qui n’en espéraient pas tant.

Alors voilà, malgré l’incroyable qualité de cette génération dorée qui brille dans les plus grands clubs du monde (Barcelone, les deux Manchester, Chelsea, Tottenham, Liverpool, Naples, PSG, Monaco), d’Eden Hazard (que Zizou voulait absolument au Real) à Vincent Kompany, de Kevin De Bruyne à Thibault Courtois, de Dries Mertens à Thomas Meunier, nombre de mes confrères ricanaient. Ces Diables étaient décidemment de papier. Les plus anciens d’entre eux (Kompany, Fellaini, Vermaelen, Vertonghen, Dembélé), n’avaient-ils pas déjà échoué à rapporter une médaille des Jeux Olympiques de Pékin (finalement quatrièmes) ? Les mêmes rappelaient la fragilité mentale de ces Wallons, Flamands et Bruxellois, souvent frappés, tels Benoît Poelvoorde, Arno ou Stromae, par une mélancolie médusante dès lors qu’ils restent trop longtemps éloignés de leurs pénates, Chimay Bleue, croquettes de crevettes, chicons, carbonades, boulettes sauce lapin, waterzoïs, stoemps et gauffres à la cassonnade.

Quand je vantais cette équipe tellement talentueuse et sympathique, ultime lien entre les communautés constituantes du Royaume, à couteaux tirés depuis une quinzaine d’années, mêlant non seulement néerlandophones et francophones mais aussi joueurs d’origine marocaine, congolaise, martiniquaise, turque, arménienne, italienne, je ne recevais plus que sourires condescendants, encouragements peinés, comme un supporter d’Amiens qui prétendrait au titre de Ligue 1 ou de l’OGCNice au trophée en Ligue des Champions. Quand ce n’étaient pas des sarcasmes assénés sur des plateaux de télé ou des studios de radio de la part de confrères qui ne s’intéressent qu’aux Grandes Equipes – le Big Six (Brésil, Argentine, Espagne, Italie, Allemagne, France).

De fait, les uns et les autres avaient beau flamber et gagner des titres en club, ces Rote Duivels restaient une petite équipe, surcôtée au classement mondial dont elle induisait – démonstration depuis faite par la stratégie de la Pologne – la nature discutable. Une promesse jamais tenue, une forme d’imposture, ou de prétention à vouloir jouer la grenouille parmi les taureaux, figurer en stoememlings.

Même ses trois victoires au premier tour – comme seules la Croatie et l’Uruguay – apparaissaient, malgré leur ampleur (9-2 au cumul), anecdotiques : Le Panama ? La Tunisie ? L’Angleterre que tout le monde pensait faiblarde… Une blague belge de plus…

Et puis il y a eu ce match contre le Japon. Là, le scénario Pays de Galles était en train de se reproduire au début de la seconde mi-temps, avec ces deux buts coup sur coup marqués face à une défense statique – une erreur de Vertonghen sur le premier, une sidération sur le deuxième – et un Courtois qui n’y pouvait pas grand chose, mais moins décisif qu’il en a l’habitude à Chelsea. Ça y était, «les moules-frites» comme aiment les moquer les commentateurs français, héritiers en mépris pour le premier, xénophobie pratique pour le second, de Baudelaire et de Coluche, rentraient dans leurs fritkots. Mais cette fois, ces «petits Belges» ont refusé de le rester. Une tête heureuse de Vertonghen dans un angle improbable, mais imparable, une autre, rageuse de Fellaini, tout juste entré en jeu, et une contre-attaque géniale Courtois-De Bruyne-Meunier-Lukaku qui s’efface, conclue par Chadli dans le money time, et tous les rêves entretenus depuis 2012 étaient réalisés grâce un esprit de corps, une solidarité, une confiance en eux, exceptionnels. Pour la première fois depuis l’Allemagne face à l’Angleterre en 1970, une équipe menée deux à zéro en match éliminatoire s’imposait 3-2 (dans le temps réglementaire, qui plus est : la RFA, elle, avait eu besoin des prolongations pour l’emporter finalement).

Parce qu’elle s’était mise, sous la pression et la peur de remonter dans l’avion à une date prématurée, à soudain lâcher les chevaux légers que sont Hazard et De Bruyne, mais aussi Lukaku, qu’on ne saurait qualifier de léger (1 mètre 91 pour 94 kilos), à enfin jouer à fond, comme elle l’avait fait contre la Tunisie, en fait, mais où l’enjeu était moindre (5-2, pour mémoire). Inhibée en première mi-temps, sans doute habitée par l’obligation de l’emporter face à un adversaire réputé inférieur, elle allait subitement exprimer son ADN offensif.

Roberto Martinez Montoliù tirait alors très intelligemment la leçon du déficit de repli de Yannick Ferreira Carrasco et de Dries Mertens dans leurs couloirs en densifiant le milieu avec Fellaini dont la puissance, l’impact et la taille ont fait mal aux Japonais quand il le fallait, et Nacer Chadli dont la fraîcheur et le placement ont permis à Kevin De Bruyne de remonter d’un cran, faisant preuve d’un coaching pertinent, lui qui inquiétait avec sa défense à trois, son 3-4-2-1 à l’équilibre instable et sa décision de ne pas sélectionner le canonnier rebelle Naingolan (qui quitte cet été le Napoli pour l’Inter).

C’est dans cet exploit longtemps inespéré, ce retournement de destin tout autant que renversement de score, que les Rote Tuffel, à quelques minutes d’un nouvel échec qui aurait pu être celui de toute une population autant que d’une génération, ont affirmé leur cœur en même temps que leur talent. Cette équipe trop douée a enfin, en ces circonstances dramatiques, trouvé son âme. Et tout aussi important, son jeu.

Contre les Brésiliens, la présence confirmée de Kompany en défense centrale a permis à Martinez d’abandonner sa dangereuse défense à trois et de repasser en 4-3-3 avec Witsel dans un double rôle d’essuie-glace et de sentinelle, Meunier en piston avec l’appui de Fellaini et Chadli, à De Bruyne de monter d’un cran, où il s’est révélé bien plus éclatant que lorsqu’il recule plus bas comme c’était le cas depuis le début de la compétition. Ce coup tactique osé et spectaculaire, conjugué à l’explosion d’Eden Hazard, pour moi le meilleur joueur de cette Coupe du Monde à ce jour (avec Modric ?), avec un Lukaku extraordinaire, un Courtois qui rappelait pourquoi nombre d’observateurs le considèrent comme l’un des trois meilleurs gardiens de la planète, et surtout un état d’esprit, une abnégation, admirables, sacrificiels, une concentration exceptionnelle (le seul fragment d’absence a été aussitôt sanctionné par le but de Renato Augusto), et l’exploit, la victoire contre la véritable meilleure équipe du monde, invaincue de longue date, ont enfin couronné cette équipe dans laquelle tout le monde peut marquer, qui a véritablement joué comme telle, solidarité et talents conjugés dans un engagement et une foi si puissants qu’ils en généraient à eux seuls l’émotion – comme si le résultat ne suffisait pas ! Le miracle d’un petit pays fracturé soudain resssoudé autour d’une ambition commune, avec en rappel cette vérité fondamentale énoncée par Roger Milla, qui fait toute la gloire de ce sport : «Le football, c’est ce qui permet à un petit pays de devenir grand».

Et ce n’était pas en face le Brésil qui a explosé contre l’Allemagne il y a quatre ans. C’était, malgré les clowneries pathétiques de Neymar qui espère peut-être un rôle dans Black Panther II, une excellente Seleção, championne olympique en titre, certes privée de Casimero son régulateur, mais coachée par son meilleur sélectionneur depuis des lustres, Tite, qui n’aura commis comme faute que celle répétée par tous les entraîneurs brésiliens : tellement croire en son onze de départ, avoir tellement confiance en sa formation, qu’il a sans doute effectué ses changements trop tardivement. Mais s’attendait-il à pareil scénario ? Certainement pas. Cinq Coupes du Monde (plus deux finales perdues) face à une simple quatrième place en 1986 (et un antique titre olympique en 1920), la balance semblait particulièrement déséquilibrée en faveur des Brasileiros, dans cette compétition 2018 des remises en question (mais ne le sont-elles pas presque toutes ?).

Reste à savoir si ces Diables n’ont pas déjà réussi leur Coupe du Monde au point de manquer d’ambition au moment d’affronter la France ce mardi (la dernière fois, le 7 juin 2015, ils l’avaient emporté au stade de France 4-3 après avoir mené 2-0 et 4-1). Ou simplement d’influx nerveux (comme la France en 1986, justement, face à l’Allemagne, après l’exploit d’avoir éliminé le Brésil de Zico). La dopamine est un neurotransmetteur dangereux, dont les effets montagnes russes – précisément – peuvent être dévastateurs autant qu’euphorisants. Thomas Vermaelen – si c’est le choix de Martinez – est-il suffisamment rétabli pour réellement tenir le rôle de Meunier, suspendu pour la demi-finale ? Ou plutôt Chadli, si les coups reçus face aux Brésiliens ne lui laissent pas trop de traces ? Voire Youri Tielemans, qui sera frais et auquel Martinez a l’air de vouloir faire confiance ? A l’exception des deux gardiens remplaçants (Mignolet et Casteels), tous les joueurs de champ ont connu du temps de jeu, le banc belge est profond, les vingt-trois joueurs concernés, l’implication de tous est complète, les Diables Rouges appliquent impeccablement la devise de leur pays, empruntée à Esope et à La Fontaine, mais quoi que maçonnique, tellement mise à mal par leurs politiciens : «L’union fait la force» (Eendracht maak macht, Einikeigt macht stark).

Laquelle des deux équipes résistera le mieux physiquement à l’usure d’une compétition qui lamine les organismes ? Entre deux formations aux attaques de feu et à l’esprit de conquête, avec deux grands gardiens, cela promet.

Et moi, Français, dont la mémoire saigne encore des défaites aux tirs aux buts de Séville en 1982 comme de Berlin en 2006, plaies seulement pansées par les titres de 1998 (Mondial), 1984 et 2000 (Euro), comment vais-je vivre cette rencontre fraticide autrement qu’en citant le titre du film de Dany Boon sur cette fraternité dysfonctionelle à la Ray et Davies (ou Liam et Noël Gallagher) : Rien à déclarer ? Ou plutôt en me réjouissant qu’un de mes deux favoris, et en tout cas un pays francophone, jouera la finale de la Coupe du Monde 2018 (et l’autre la finale des cocus). Tout le dilemme d’avoir un coeur français mais aussi les Diables au corps…