«La mémoire volontaire, qui est surtout une mémoire de l’intelligence et des yeux, ne nous donne du passé que des faces sans vérité», expliquait Proust. La vue réduit un objet à son extériorité. Une réduction qui constitue la limite la plus redoutable pour la pensée. Ce qui ne se voit pas, ce qui se cache à l’intérieur d’une chose, c’est précisément la vérité, pour Proust. Comment la vue pourrait-elle y accéder ?

«Mais qu’une odeur, une saveur retrouvées, dans des circonstances très différentes, réveillent en nous, malgré nous, le passé, nous sentons combien ce passé était différent de ce que nous croyions nous rappeler, et que notre mémoire volontaire peignait, comme ces mauvais peintres, avec des couleurs sans vérité.»

Dans un univers saturé d’images visuelles, quelque chose d’autre se distingue. Quelque chose qui s’extrait d’une âme dont l’existence ne va pas de soi. Quelque chose évadée d’une autre mémoire que celle des yeux.

Balzac fournit des descriptions très précises des décors dans lesquels évoluent ses personnages, de leurs costumes, de leurs traits, etc. Proust ne s’en soucie nullement. À quoi ressemble l’appartement du narrateur ? Je n’en sais rien. À quoi ressemble le narrateur lui-même ? Je n’en sais rien non plus. Je ne peux l’imaginer visuellement qu’en me fiant à des photographies de Proust. Mais il n’est pas sûr que le narrateur se confonde avec l’auteur du roman. Albertine est-elle réellement une femme ? Ce n’est pas sûr non plus. Proust ne s’adresse qu’à des aveugles.

Le trouble qu’il produit en soi, ce trouble proprement proustien qui défie l’identité même des choses, ce trouble, on le retrouve rarement dans les adaptations cinématographiques de son roman, par extrait ou en totalité. Cela tient à la nature même d’À la recherche du temps perdu. Rien n’est plus décevant que de voir Proust réduit à son extériorité, ou qu’à ce que l’on peut en présumer.

Véronique Aubouy aborde la Recherche d’une autre manière, non par l’adaptation, mais par la lecture cinématographique, en filmant des lecteurs à haute voix affectés par le texte, dans Proust lu, un film encore inachevé, de plus de cent trente heures déjà, auquel ont participé mille trois cents liseurs, une œuvre monumentale à la mesure du roman proustien.
Comme un gant qu’on retourne, c’est un cinéma destiné aux aveugles plutôt qu’aux clairvoyants ; un cinéma forcément minimaliste, mais qui évite de trahir Proust.

Dans Albertine a disparu, Aubouy fait une autre expérience, une expérience plus risquée, une transposition du sixième tome de la Recherche, un roman presque autonome qui peut se lire sans avoir lu le reste du texte, un roman dans le roman.

Il s’agit pour Aubouy d’éviter l’écueil de l’adaptation cinématographique d’un texte inadaptable par nature, et d’aller au-delà du principe minimaliste de la lecture du roman au cinéma. Pas de reconstitution historique, avec décors et costumes d’époque. Pas même un rappel moderne du milieu sociologique ou esthétique dans lequel se déroule Albertine disparue, pas de salon, pas d’aristocratie. Mais une transposition au sens propre : une métaphore.

Au lieu de se retrouver dans l’appartement du narrateur à l’hôtel de Guermantes, voilà qu’on retrouve dans une caserne de pompiers, une véritable caserne avec de véritables pompiers, chez Aubouy. Son film a l’air d’un documentaire sur les pompiers, sur leur entraînement, sur les exercices qui les préparent à sauver des gens. Quel rapport avec Albertine disparue ? Le rapport est là, précisément. Et s’il touche, c’est qu’il ne passe pas par la mémoire de yeux, ni par l’intelligence au sens où l’entendait Proust.

Un pompier raconte à ses collègues qu’Albertine a disparu, qu’elle est morte, et qu’avec sa mort, c’est sa propre vie, à lui, qui a disparu. Il ne joue pas pour autant le narrateur, du moins il ne le joue pas comme pourrait le jouer un acteur professionnel, ni même un acteur amateur. Le pompier ressuscite le narrateur en lecteur plutôt qu’en acteur. Ce que cherche Aubouy, c’est une espèce d’innocence, une espèce de souffle qui ne tient pas à la vue, dans un film pourtant destiné à être vu, un film-texte en quelque sorte, où les images visuelles elles-mêmes renvoient à des signes à déchiffrer en aveugle jusqu’au plus profond de soi, là où éprouver la réalité.

Albertine a disparu fait songer à Straub autant qu’à Proust, avec le même besoin de littérature, loin du cinéma, paradoxalement, même s’il se situe au cœur du cinéma. Albertine a disparu sera présenté au FID (le festival international de Marseille) qui aura lieu du 10 au 16 juillet 2018.

Le FID présentera également Proust lu, le film (encore inachevé) de la lecture de la Recherche lors d’une séance spéciale.


Albertine a disparu (France/2018/Couleur/35 mn)
Réalisation : Véronique Aubouy
Scénario : librement inspiré d’Albertine disparue de Marcel Proust
Directeur de la photographie : Hugues Gemignani
Son : Rosalie Revoyre, Jérémie Halbert
Musique : François Marcelly-Fernandez, Lam Son N’Guyen, Rudolph DiP
Montage : Camille Lotteau