Dans «Bonheurs du jour», l’anthropologue Marc Augé, ancien président de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales de Paris, s’attache à la notion «des bonheurs», instants éphémères et marquants, plutôt qu’au bonheur.
Il y souligne la dimension anthropologique de ces «bonheurs malgré tout», moments rares et bouleversants, qui catalysent chez l’individu une prise de conscience de l’humanité au delà de ses conditionnements culturels.

Cet ouvrage sur les bonheurs procède-t-il d’une démarche anthropologique ou personnelle?

Les deux. Je me sens anthropologue, avec une définition qui m’appartient; je pense que les relations d’altérité sont nécessaires à la perception de sa propre identité. Le but de l’anthropologie est l’étude des rapports altérité-identité: un individu ne peut se définir sans relations aux autres. Et j’ai été frappé par le fait qu’on parlait beaucoup du bonheur, ce qui me paraît ambitieux et naïf, car il s’agit d’une notion difficile à définir. C’est pourquoi j’ai décidé de parler des bonheurs, ces moments fugaces qui, laissant des souvenirs, reviennent dans le présent. Car à partir de ces instants se déploient des critères d’ordre anthropologique: il existe des traits communs à ces moments intenses, qui mettent en jeu toute la personne, dans son corps et ses sens.
Et cela me paraît plus important que les dissertations sur les conditions du bonheur publiées dans l’enquête de l’ONU. Aussi ai-je souhaité faire une anthropologie de ces instants de bonheur malgré un contexte donné, que j’appelle des «Bmt»: des «bonheurs malgré tout». Ces instants intensément ressentis, s’expriment à l’occasion de certains évènements, et marquent la mémoire. Lorsque, cloué sur un lit
d’hôpital, on songe avec regret au temps où on pouvait faire un tour dehors et prendre un café… Des choses simples, mais dont on sent le prix lorsqu’on en est privé, et qui ont en commun de correspondre à des mouvements dans le temps – dans le souvenir, ou la projection vers le futur –, ou dans l’espace, lorsqu’on retourne sur certains lieux.

Le «Bmt», est donc lié à une forme de désespoir, ou à une conscience de la fragilité du temps?

On peut dire cela. Mais ces moments supposent aussi qu’on apprécie l’instant indépendamment d’un contexte donné: il s’agit, au fond, d’une chasse à l’instant.

Cette chasse à l’instant est un des fondements de la philosophie Orientale: le bouddhisme enseigne à méditer, et en se concentrant sur l’instant, à percevoir le temps de façon plus aigue…

Je l’ai abordé sans référence aux philosophies Orientales; mais en effet, l’attention portée au moment présent constitue cette réflexion sur «les bonheurs».

Pourquoi faites vous référence à «l’Invention du Quotidien», de Michel de Certeau?

Michel de Certeau analyse le quotidien sur un mode créatif. Dans cet ouvrage, il décrit «les rhétoriques piétonnières» : observant la foule à New York, du haut d’une tour, il remarque que les gens bougent comme des machines. Mais d’en bas, on perçoit clairement leurs parcours individuels, et leurs choix de cheminement.

Cette «rhétorique cheminatoire» évoquée par Michel de Certeau, rappelle le cheminement dans Venise, où existe un rapport particulier à l’espace et au temps, lié à sa beauté: une beauté qui oblige à s’arrêter. Dans ces instants d’émerveillement, on devient plus présent: le moment de bonheur, n’est-ce pas un instant arrêté – sur un lieu, une personne?

C’est cela: on s’arrête, mais cet arrêt est rempli d’un mouvement interne. Et Venise en est un bon exemple: cette beauté crée ces instants suspendus, où on se retrouve.

A une notion stéréotypée et imposée du bonheur, vous opposez donc une alternative individuelle, qui fait appel à une hyper attention, une présence à soi même, et souligne la particularité d’un cheminement personnel?

En effet, je m’intéresse à ces parcours individuels marqués par des moments particuliers: au fond, c’est une poésie de l’instant.

Et ces bonheurs défient le temps: vous déclarez, «vous êtes âgé, et vous n’en êtes pas encore revenu»? Ces instants survenant par surprise, sont donc possibles à n’importe quel moment de la vie, puisqu’ils n’obéissent à aucune norme, ni à un temps linéaire?

Oui; car l’âge est une construction imposée de l’extérieur, les déterminations de l’âge ont une dimension sociale, et certaines choses vous sont imposées, ou interdites, selon votre âge. Et la culture établit des règles de relations d’altérité (filiation, alliance…) qui peuvent s’avérer contraignantes. Mais dans ces moments de bonheur intense, surgit une conscience de l’humain indépendante du sexe, de l’âge, de l’origine: c’est là une dimension universelle, dans laquelle, délivré de toute détermination culturelle, on se sent plus proche de la liberté. Certaines sensations dépassent les différences culturelles: l’individu ressent alors son appartenance au genre humain. Quelque chose de l’ordre de la transcendance survient. C’est utopique, mais si ces expériences des bonheurs pouvaient se généraliser, peut-être irait-on vers des lendemains qui chantent…