Où et quand êtes-vous né, et où avez-vous grandi ?

Je suis né en Algérie, alors département français, en 1948, dans un village d’où je suis parti aussitôt après ma naissance. Ensuite, j’ai été élevé, pour l’essentiel, à Paris.

En quoi votre enfance vous aura-t-elle formaté ?

J’ai la particularité de n’avoir, puisque je n’y ai jamais vécu, aucune image sensible de mon lieu de naissance. Je suppose que cela a forcément un impact quant à la représentation que l’on se fait du monde. Je pense, aussi, que cela ne fut pas sans effet sur la philosophie antinaturaliste, anti-organiciste, basée sur le refus de céder au culte des racines, etc, que j’ai pu développer par la suite. Dans «Last exit before Brexit», il y a une révolte contre «la tyrannie des trois N» (nature, nation, natal) – ma certitude que là est la source des plus profondes servitudes a nécessairement un lien avec cette singularité biographique.

Quelle sorte d’étudiant étiez-vous ?

Travailleur et turbulent. Convaincu de l’importance de tout ce cursus scolaire, puis universitaire – mais néanmoins révolté et refusant de céder un gramme de ma soif de liberté. J’essayais, à la fois, d’être le premier de la classe et de ne pas être le dernier à goûter à cette magnifique ivresse qu’est, par exemple, la découverte de l’amour.

Quel a été pour vous le moment le plus mémorable de votre vie universitaire ?

Le moment où je m’en suis échappé pour, à l’appel d’André Malraux, partir pour le Bangladesh en guerre pour son indépendance et pour stopper un bain de sang génocidaire sans pareille depuis 1945. J’avais passé l’Agrégation de philosophie. Mais, soudain, je me sentais plus proche de «l’aventurier» façon Orwell ou Lawrence que d‘un «philosophe» classique à la Sartre ou Wittgenstein.

Quel conseil donneriez-vous à vous-même lorsque vous étiez plus jeune ?

Moins jouer sur tous les tableaux. Moins vouloir occuper toutes les cases à la fois du grand échiquier de la condition humaine et de la vie. Choisir. Et en même temps… Ma vie aurait été plus pauvre, moins intense, s’il n’y avait pas eu ce désir frénétique de vivre plusieurs vies en une. Donc, je ne regrette rien.

Pouvez-vous diviser votre vie entre un «avant» et «un après» ?

Oui. Avant et après cette saison au Bangladesh. J’ai vu, là, des images qu’un jeune homme ne devrait jamais voir et qui le marquent à tout jamais. Des cadavres. Des mourants de faim. Le spectacle du pire de ce que l’homme peut faire endurer à l’autre homme. Le Mal absolu. Tout mon travail, toute mon œuvre, sortent en partie de là.

Combien de temps avez-vous enseigné à Strasbourg, à lENS et dans dautres universités ? Quest-ce qui vous a conduit à abandoner lenseignement ?

Très peu de temps. Deux ans. A la fois à Strasbourg où j’enseignais l’épistémologie et à l’ENS où je donnais un cours annuel d’agrégation intitulé «Politiques de Nietzsche». Je tenais beaucoup au «s» de politique. Car je voulais, comme Georges Bataille dans les années 1930, arracher Nietzsche à la récupération fasciste. Ce qui m’a conduit à abandonner l’enseignement ? Je ne sais pas. Rien de particulier. Le hasard. Le goût encore, sinon de l’aventure, du moins de la nouveauté. Et la rencontre de Françoise Verny qui était alors la papesse de l’édition française et qui m’a proposé de me prendre à ses côtés.

Dans quelle mesure les universités fournissent-elles aux étudiants les outils dont ils ont besoin pour relever les grands défis mondiaux d’aujourd’hui ?

Elles le font quand elles ne le font pas exprès. Je veux dire qu’elles préparent les jeunes gens aux défis qui les attendent pour autant, et pour autant seulement, qu’elles n’ont pas une conception trop utilitaire des savoirs. Le savoir gratuit, l’étude qui n’a pas de débouché immédiat et visible dans le réel, voilà les meilleurs outils pour affronter l’avenir.

Quest-ce qui vous a décidé à lancer un Institut d’études levinassiennes à Jérusalem ?

Pour aider mon ami Benny Lévy, brouillé avec l’Université française, à retrouver un poste… Non ! Je plaisante ! Enfin, je plaisante à moitié ! L’autre moitié de la vérité c’est que c’est au contact de Levinas que je suis revenu – ou même venu – au judaïsme et que je lui devais donc bien ça. Vous vous rendez compte ? Le plus grand philosophe juif du XX° siècle, pas traduit, à peine connu, en Israël ! Il fallait remédier à cette absurdité, ce scandale…

Conservez-vous des liens avec une institution académique ?

Non. Des universités israéliennes qui m’ont fait docteur honoris causa. Mais c’est à peu près tout. En France, je suis un pur produit de l’université, mais l’université me déteste. Pourquoi ? Parce que je lui ai échappé. Parce que j’essaie d’écrire pour un grand nombre. Parce que, aussi, j’écris à la première personne.

Que pensez-vous des critiques académiques qui ont attiré lattention sur ce quils tiennent, dans vos livres, pour des erreurs ?

Je ne connais pas de livres où il n’y ait pas d’erreurs. Surtout quand on écrit beaucoup. Et, parfois, dans l’urgence. Pas la mienne. Pas mon urgence ou celle de mon caprice. Non. Celle du monde, de ses souffrances, de ses drames – et ça, hélas, ça n’attend pas.

Qu’est-ce qui a le plus changé dans l’enseignement supérieur (global) au cours des 5-10 dernières années?

Une indigestion de technique. Au détriment de ce que, dans ma génération, on appelait encore les humanités. De moins en moins de latin. Presque plus de grec. Or la langue française, sans le grec ou le latin, c’est comme un champ de fleurs coupées. Pareil pour la langue anglaise qui compte, comme vous le savez, 65% de mots français.

Si vous étiez en charge de l’enseignement supérieur français pendant une seule journée, quelle politique introduiriez-vous immédiatement dans le secteur?

Les langues anciennes dès la 6eme. Et un cours spécial, non seulement de grec ancien, mais d’Homère ; Oui, un cours sur Homère seulement – sa langue, ses apax, c’est-à-dire ses mots qui n’apparaissent que là, une seule fois, avec tout le flottement de sens que cela implique. Et puis les valeurs, la vision du monde qui se déploie chez Homère et qui est très spéciale, qui est un monde à elle seule au sein de la culture grecque.

Quel peut être le rôle des intellectuels dans le combat contre le populisme au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et en Europe de lEst ?

Montrer que toutes les questions ne sont pas bonnes à poser. Il y a des questions qui sont mauvaises – non parce qu’on n’a pas de réponse adéquate à y apporter mais parce que la question elle-même équivaut à un «statement» et que ce statement est le statement même du populisme. Il ne fallait pas, par exemple, poser la question du Brexit.

Quel a été votre premier sentiment lorsque vous avez découvert le résultat du referendum sur le Brexit ?

Que la Grande Bretagne allait devenir la petite Angleterre. Et que l’Europe elle-même, l’Europe toute entière et en tant que telle, allait inévitablement perdre un de ses meilleurs propulseurs. Car l’Europe c’est Athènes, ok. C’est Rome, d’accord. C’est Jérusalem, bien sûr. Mais c’est aussi une conception de la société ouverte, libérale, démocratique qui est, elle, d’origine, de facture et d’inspiration proprement anglaises.

Qu’est-ce qui vous a conduit à monter sur scène et à interpréter votre pièce en anglais?

L’insistance d’une amie, Sophie Wiesenfeld, patronne de la Hexagon Society à Londres. Elle avait vu, à Paris, en 2014, «Hôtel Europe» qui était le brouillon de «Last Exit to Brexit». Elle avait bien vu que j’annonçais, dans ce texte, un effondrement presque inévitable de la construction européenne. Et, quand le Brexit est arrivé, elle m’a appelé et m’a dit : «voilà ; your prévision was true ; essayons maintenant de renverser la tendance et d’aider les démocrates de Grande Bretagne contre cette marée noire du populisme».

Quespérez-vous que le public anglais retiendra de votre pièce ?

J’espère contribuer à réouvrir ce débat sur le Brexit. J’espère transmettre ma conviction de fond, doctrinale, philosophique, que rien n’est jamais joué, jamais, qu’on peut toujours rectifier les erreurs de l’Histoire, renverser la tendance, redresser le gouvernail, etc. Bref, je ne crois pas que le Brexit soit fatal. Je ne suis même pas sûr, pour vous dire la vérité, qu’il se produira vraiment. Et c’est à cette prise de conscience que j’aimerais, aux côtés de mes amis anglais et britanniques, contribuer avec ce texte.

Quelle est votre vision pour l’avenir de l’Europe – et comment les intellectuels peuvent-ils aider à la façonner?

C’est le seul point où je pense qu’il faille entendre les Brexiteurs honnêtes : l’Europe sans âme et sans esprit, l’Europe seulement comptable et tellement bureaucratique qu’elle ressemble à l’empire austrohongrois moqué par Robert Musil, l’Europe complaisante avec le djihadisme et l’islamoprogressisme, cette Europe là n’est plus possible. Il faut qu’elle se régénère. Il faut qu’elle renoue avec la leçon de Dante, de Goethe, de Husserl, de Byron à Missolonghi et du Discours de Churchill à Zurich. Et, pour cela oui, il faut des intellectuels.

Parlez-nous de quelqu’un que vous avez toujours admiré : Churchill.

Sa force d’âme. Son courage. Sa fantaisie, aussi. La poésie de son personnage. Le fait que, sans lui, la France ne serait pas la France, ni l’Europe l’Europe – et je ne serais peut-être pas né.

Quest-ce qui pourrait améliorer vos travaux de la semaine ?

Dix ans de plus. Le fait de savoir que j’ai dix ans de plus à vivre que ce que les Parques, quelque part, dans un ciel auquel je ne crois pas, ont écrit.

Vivez-vous selon une devise ou une philosophie que vous pourriez résumer en une phrase ou deux?

Non. Je déteste les motto. Je déteste les résumés. Et le propre d’une philosophie c’est qu’elle ne se réduit jamais à une phrase ou deux.

Pour quelles choses, pour quelles raisons aimeriez-vous que lon se souvienne de vous ?

Avoir tenté de mêler, dans ma vie, toute ma vie, les livres et l’action. La double aventure de la philosophie et de sa mise en œuvre. Là, avoir écrit «Last Exit before Brexit» qui est un texte : a) dont je suis philosophiquement, littérairement fier ; b) dont j’espère qu’il participera de la grande bataille des churchilliens, des orwelliens, des poppériens anglais pour éviter que le pire ne devienne sûr et advienne;