Qui est Emmanuel Macron ? A cette question, s’opposent deux difficultés – et se glisse une sorte de solution.
Difficulté, d’abord, parce qu’on ne le décrit jamais : on le compare toujours. C’est le démon de l’analogie. Macron est si dissemblable, qu’on ne se résout pas à cesser de lui inventer des jumeaux, des antécédents et des doubles. Comme un jeu de tarot, il aurait dans son profil politique les atouts et les défausses de chacun de ses prédécesseurs de notre République : Pompidou (la banque, la littérature), Mitterrand (la province, l’ambition), De Gaulle (l’histoire de la nation tressant ses maillons à reprendre, la gouaille, la transcendance de l’Etat), etc. Selon l’enthousiasme, on peut reculer la focale, la déplacer – on ne fait qu’ajouter des métaphores rafistolées et ajuster des algorithmes psychologiques et politiques. De Blair à Bonaparte, d’Obama à Louis XI – ce Roi de France, comédien, aventurier, si habile négociateur qu’on l’appelait «l’universelle araignée» – on peut être inventif, à défaut d’être convaincant.
C’est sans doute une des limites de notre analyse politique – vouloir ranger le carnaval des gouvernements dans un plan où en abscisse et en ordonnée, les situations sont renseignées par des figures familières.
Mais, et c’est la seconde difficulté, Emmanuel Macron lui-même n’a de cesse d’empiler les masques et, de citations en références, de sous-entendus en miroitements, de dresser un peuple de grandes figures à l’ombre de son chemin. C’était, de façon à peine tacite, le sens de son discours en hommage à Jeanne d’Arc en mai 2016 – discours fondateur à bien des égards.
En réalité, et si le Président en appelle régulièrement au «romanesque» et à «l’imaginaire», il est sans doute nécessaire de le prendre au sérieux. Devenus Présidents, ses prédécesseurs bâtissaient des pyramides de verre, des cathédrales de tubes multicolores, des musées en forme de canopée. Emmanuel Macron n’en aura pas besoin. Il crée au sens propre un musée de l’imaginaire : un musée imaginaire.
Quand André Malraux invente cette notion – et Emmanuel Macron a d’ailleurs rejoué dernièrement une grande scène malrucienne à l’Acropole d’Athènes – il donne deux aspects à ce concept : un espace porteur de sens, qui n’existe pas, et qu’il faut faire advenir, et un trésor prêt à suggérer le sens à ceux qui le conquièrent.
D’une part, du point de vue des contemporains, le Musée Imaginaire est un labeur. Pour Malraux, le passé n’existe que par le regard du moderne. Ce n’est pas l’Antiquité qui donne naissance à la Renaissance, c’est Vasari qui invente l’art grec. Il faut Hugo pour ressusciter Rabelais, Corot pour accomplir Vermeer. Le macronisme n’a pas ramassé le mendésisme ou le rocardisme – ou n’importe quelle autre doctrine – il leur a donné vie, et au fond, leur vrai sens, préparatoire. Redresser la France ou sauver l’Europe, ce n’est que révéler cette trame inconnue et pourtant là, cette intrigue suspendue qui attendait qu’on arrive. C’est paradoxal et contre-intuitif. Pourtant, l’art doit continuer sa course – il faut le nier, le reprendre, ourdir pourtant sa trame : l’art est un palimpseste. Une succession de métamorphoses, qui réalise les rameaux.
D’autre part, et symétriquement, le passé a les réponses, pourvu qu’on sache les entendre. Dans le musée imaginaire, il s’établit, d’emblée, un dialogue, de parole à parole. Tel fétiche égyptien répond d’avance à Picasso. Un bas-relief d’Angkor converse silencieusement depuis toujours avec Braque, en attendant l’épiphanie de la rencontre. Le sens n’est certes jamais imposé – on n’est pas prisonnier d’une fidélité – il est proposé. Et si le Président paraît aussi si certain, c’est qu’il écoute ce que le musée lui murmure. Dans ce répertoire de l’esprit français, Emmanuel Macron, archéologue en chef, opère une succession de métamorphoses, qui se donnent pour ambition de révéler les sens cachés, recelés depuis toujours, transformés vers l’action en écho et les nouvelles infidélités fécondes de ses successeurs. Les «métamorphoses réconcilient les contraires» notait Malraux. Sans doute en esthétique. En politique ?
Ainsi, l’appel à l’imaginaire est autre chose qu’un ornement commode. Quand Emmanuel Macron s’entretient avec la NRF il joue doublement le jeu. Sur la forme, il ressuscite l’image de l’homme d’Etat qui aime les livres. Cette tradition est aussi vieille que le monde – que la France . François Mitterrand aurait donné son royaume pour être, rien qu’une heure seulement, Marguerite Duras et lui même à la fois. Bill Clinton, recevant Gabriel Garcia Marquez à la Maison Blanche, notait, jaloux et fasciné, que si l’on faisait un pays avec tous les lecteurs de Cent Ans de Solitude, il ne serait plus, lui, le chef de la première puissance du monde…
Mais il y a quelque chose de plus profond. Le Président de la République lance un défi explicite aux écrivains. Il fait une analogie entre son œuvre de palimpseste subtil, de discours de haute tenue en péroraisons stylées, et l’écriture du romancier : donner du sens, en circulant dans l’imaginaire. Métamorphoser ce qui existe pour accoucher ce qui était enfoui. D’où l’extrême application à choisir ses mots. D’où ce degré dévot de l’écriture. Emmanuel Macron rappelle le pouvoir de la littérature, et la littérature au pouvoir. Comment donner du sens au monde, dans une époque aussi illisible ?
Maurice Merleau-Ponty écrivait dans sa Note sur Machiavel (1960) : «comme des miroirs disposés en cercle transforment une mince flamme en féerie, les actes du pouvoir, réfléchis dans la constellation des consciences, se transfigurent». C’est que, depuis Machiavel et le Gide de Paludes – «si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela» – la politique est humaine, et démocratique, comme la littérature se fait dans la rencontre avec les lecteurs. Le sens de l’action et celui des livres se construisent à plusieurs. C’est une force et un tourment. C’est pourquoi la création est une conquête. En tout cas, personne n’avait poussé si loin l’analogie entre l’imaginaire et la politique. La littérature est sommée de relever le gant. Il n’est pas certain que celle-ci – toujours plus riche que la vie, toujours plus inventive que le temps – ait dit son dernier mot.