Lire Andréas Becker, c’est plonger dans une expérience inédite de lecteur, c’est rencontrer une langue et une écriture hors-normes. Son Nouvel opus, Gueules, que les Éditions d’en bas déclinent en un bel objet, force encore le trait et le talent de cet écrivain sans pareil.
Gueules de la Grande Guerre, les cassées, les meurtries, les trouées. Des photos, des dessins, des textes qui convoquent le regard. La fracture, la plaie, la blessure et les mots pour border le réel.
L’image percute, le dessin trace les limites, l’écriture borde quand le réel fait trou. Écrire quand c’est impossible à dire, tel est le pari d’Andréas Becker qui par son maniement de la lettre, vient civiliser, humaniser ces hommes en pièces détachées. Écrire pour rassembler les morceaux et faire émerger l’être parlant par une bouche qui ne peut plus articuler les sons. Alors, Becker crée, il ouvre un autre champ, il tord la langue, lui casse la gueule, la broie, la mâche et nous la rend intime. Il fait parler Charles de Blanchemarie. Se dire soi-même en parlant des camarades, ou ce qu’il en reste :
«Ça m’a arraché un triangle du front, le peu qu’il m’en restait – la mine défaite en direct, ratabalataboum – courant d’air en caluchon cervelasse – glacialerie refroidissant ma pensée, le peu qu’il m’en restait – et que déjà avant j’en avais pas de fluides, pas de complexes, et pas de beaucoup non plus – les mamiennes des pensées qu’elles s’écoulaient en lentissement, lentallerie, lentiquité et très en plus de tout cela – hémorragie du mimien d’Jura – âpre arrachement à la syllaberie».
Pour dire, le langage ordinaire ne suffit pas. Becker culbute la langue, casse le code commun pour border la gueule trouée, singulièrement amochée, et construire un texte à partir de la béance inarticulante et de la «… langue défigurée, balbutages affalubalés, explosatés, déminés, mots effrantés…» Il nous élève à la dignité de l’homme.
J’ai rencontré une musique, de nouvelles résonances, une langue singulière et plastique dans son renouvellement, dans sa râclosité intranquille.
Avec Andréas Becker, je découvre une écriture dont la singularité transforme le rapport à la langue et au corps. Le lire, c’est être réel-lement dans le livre, crocheté à l’hameçon du réel. Je suis happé par le pouvoir de fascination du trou dans la lettre, là où échappe le sens tant il se démultiplie par son accrochage à l’équivoque néologique. Vertigo absolu ! Dans Gueules, choc et jubilation se heurtent, la re-pulsion passe la rampe jusqu’à détourner le regard de l’insoutenable trou de l’image. La percée charnelle dans la gueule cassée me regarde, même les yeux crevés. Impossible soutenance ! Alors me voilà lecteur errant au bord d’un trou autre, le même mais pas l’identique. Dans la langue il est, le trou au bord duquel je me cogne, à la lettre il s’impose, à l’absence du mot qui dirait qui je suis, il crie. Mon impossible à me dire est là, dans la gueule cassée de la langue écrite. Torturation de lalangue et du blablu-ciment de mes mâchouillures, de mes souillures mâchées et de mes blablatures d’enfantissage.
De Charybdensyllabe, intranquille et boiteux de la langue, je tente de sillonner, d’inciser, de fourrager mon chemin de lecteur dans le texte qui me hâchemenue et me hâche-mine-casse. Texte en moiteur de toit-pentu où glissent mes illusions. Je me passe-passe et je me sers de celui qui cancane et dit «motérialité». De Lacan je saisis la canne, et je m’en passe et je m’en sers pour m’accrocher à la gouttière, au bord du vide que l’écriture d’Andréas Becker vient creuser et ouvrir en-corps sous mes pieds. Expérience inouïe d’un bon-heur de lecteur père-versement orienté.
C’est dans le siphon de cette écriturunic que je suis aspiré, par une langue qui s’impose avec ses états-d’aime inattendus. «Et ta Dame ! Et ta gueule !» semble-t-elle dire à l’orthodoxie littéraire et à l’alitée-rature.
Je rencontre là, face à l’insoutenable premier de l’image qui me lorgne et me mate, une poésie en l’âme-de-fond, ciselée au fil du ras (ô) art, une tranche de l’art en tranchée d’art-taire qui jaillit entre chiens voraces et loups cruels. Quand le mot torsion d’Andréas Becker, son mot-heur sillon de la langue me saisit, quand la fragilité de la matière sonore caresse parfois ma joue, le son mat de sa frappe radicale me déboulonne la tête et étête ma boule.
Du grand art !