En cette nuit de septembre 2017, après l’annonce officielle du oui massif – 92 % – des Kurdes irakiens à l’indépendance, Bernard-Henri Lévy était dans le bureau de Nechirvan Barzani, premier ministre et neveu du président, qui tentait en vain de joindre au téléphone ses alliés occidentaux alors que Bagdad comme Ankara et Téhéran lançaient le blocus avant la reconquête les jours suivant par les forces irakiennes de la ville contestée de Kirkouk avec ses richesses pétrolières. Il n’y avait personne au bout de la ligne. «Le tragique du destin du peuple kurde le rattrapait. Il avait une voix, sèche, dure, et les yeux dilatés par l’affront», raconte l’écrivain, lui-même stupéfait de cette dérobade occidentale et «de l’ahurissant spectacle de la première puissance mondiale acceptant de voir humilié son allié le plus précieux dans la région». C’est une nouvelle donne, «comme si nous étions entrés dans un monde sans les Etats-Unis, ou pire, retournés dans un temps vertigineux et, pour ainsi dire, précolombien, où l’Amérique n’existait pas».
Le philosophe analyse, à partir du Kurdistan, les conséquences sur la scène mondiale du retrait américain amorcé par Barack Obama et précipité par Donald Trump. C’est un point focal, «où se concentrent et se réfractent des forces éparses, à l’œuvre depuis longtemps, mais qui, tout à coup, conspirent pour dessiner les contours d’un nouvel ordre du monde». Les combattants kurdes irakiens, les peshmergas – littéralement «ceux qui défient la mort» –, sont ses héros. Il leur a consacré un film au titre homonyme narrant leur geste dans la bataille de Mossoul. Il revient sur le sujet avec ce pamphlet aux accents bernanossiens.
L’héritage d’écrivains combattants
Le peuple kurde, «ce peuple en trop», le fascine par sa persistance dans son être malgré les tragédies et les massacres. Comme le peuple juif. «J’admire les peuples solitaires, campant à part des nations et avec leur nuque raide et leur dur désir de durer», écrit Bernard-Henri Lévy, qui, comme toujours, se veut à la fois témoin et protagoniste, se revendiquant de l’héritage d’écrivains combattants comme George Orwell avec son hommage à la Catalogne libertaire en lutte contre et écrasée par les staliniens, le T. E. Lawrence des Sept piliers de la sagesse ou l’historien grec Polybe, injustement oublié, qui n’hésitait pas à payer de sa personne et à aller sur le terrain.
Au travers du révélateur kurde, l’écrivain évoque les nouvelles réalités géopolitiques d’un monde apolaire, marqué par la montée en puissance des émergents. D’un côté les Etats-Unis, « l’empire du rien, cet Occident qui ne sait plus ni qui il est, ni ce qu’il veut mais qui, à force de ne rien savoir, a fini par démoraliser ceux qui en son sein croyaient encore ». De l’autre les cinq « royaumes du néant » – la Russie, la Turquie, l’Iran, l’Arabie saoudite et la Chine –, un front « révisionniste » ou « revanchiste » qui veut redessiner la carte mondiale des autorités et des puissances. «Ces empires abolis, ces “calmes blocs ici-bas chus d’un désastre obscur”, ces totalités de nations résignées à leur effondrement, tout cela se réanime, se remet en branle, et considérant la part du monde laissée à découvert par le recul américain, se prend à rêver, s’essaie à la prédication et repart à l’assaut de l’histoire», écrit-il. Ils sont, au gré des circonstances, alliés ou ennemis mais similaires dans leur autocratisme.
Manichéisme
Avec son souffle incontestable, ses raccourcis percutants, ses digressions sur le déclin de l’Occident et ses partis pris assumés, L’Empire et les cinq rois a tout pour ravir les admirateurs de Bernard-Henri Lévy. Et pour exactement ces mêmes raisons, ce livre ne peut qu’exaspérer ses habituels détracteurs. Ses engagements sont plus que légitimes mais son manichéisme, sa vision en noir et blanc d’une réalité beaucoup plus complexe et nuancée, affaiblit la portée de sa démonstration. Si le gouvernement régional du Kurdistan irakien, de fait indépendant de Bagdad depuis 1991, représentait et représente encore un îlot de relative tolérance dans la région, le pouvoir patriarcal de Massoud Barzani, gangrené par la corruption, est devenu de plus en plus répressif. Le mandat du président lui-même a expiré depuis trois ans.
Le référendum sur l’indépendance était un moyen de renforcer une popularité en déclin. Ses alliés occidentaux l’avaient mis en garde des risques de cette fuite en avant et de leur refus de reconnaître une indépendance kurde qui déstabiliserait l’Irak et plongerait encore un peu plus la région dans le chaos. En cela, il n’y a pas eu de trahison de Washington ni de Paris. Les choses étaient dites très clairement même si l’on peut contester le bien-fondé de telles positions. Le vrai mystère demeure de comprendre pourquoi Massoud Barzani a persisté dans son projet, encouragé par certains intellectuels et experts faisant le parallèle avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Le résultat fut un fiasco. La région kurde a été amputée, quasiment sans combat, de tous les territoires gagnés en 2003 dont la ville de Kirkouk. L’analyse des raisons de cet aveuglement des autorités kurdes irakiennes, comme de leur bien piètre gestion de la crise, reste à faire.
Mais tel n’est pas le propos de Bernard-Henri Lévy. Face au «nihilisme au carré» que représente l’affrontement entre «l’empire du rien» et les «royaumes du néant», il veut rappeler haut et fort que le seul recours reste «de croire à la vertu du grain de sable, de l’écart, de la parole ou du geste irrégulier, du scandale, qui toujours font dérailler le train de l’Histoire». Pour lui, aujourd’hui, ce grain de sable, ce sont plus que jamais les Kurdes, «ceux d’Irak et ceux de Syrie», à qui il dédie ce livre.