Salisbury, 4 mars : un ancien agent double russe, Sergueï Skripal qui avait trouvé refuge au Royaume-Uni est victime d’une tentative de meurtre par empoisonnement, très probablement commandité par le Kremlin. La Première ministre britannique a dénoncé avec force cet attentat sur le sol britannique et annoncé des mesures de rétorsion contre Moscou, lesquelles seront suivies par nombre d’Etats occidentaux indignés par de telles pratiques. On le serait à moins. L’affaire a pris la dimension d’une crise diplomatique internationale. Ce qui est là aussi la moindre des choses.

Toulouse, 30 mars : Rahim Namazov, un journaliste azerbaïdjanais est victime d’une tentative d’assassinat, très probablement commandité par Bakou. Les agences de presse signalent qu’il s’agit d’un réfugié politique qui avait été emprisonné et torturé par le régime Aliev. Menacé de mort et expulsé de son pays, l’homme avait trouvé asile en France en 2010. Sa voiture a été criblée de balles. Au moment où s’écrivent ces lignes, l’homme lutte pour sa survie, tandis que son épouse, mère de leurs trois enfants, a péri dans l’attentat. Les autorités françaises se sont abstenues de tout commentaire et l’affaire n’a suscité que quelques entrefilets dans presse. Et elle n’a eu à cette heure aucune répercussion diplomatique.

Alors, comment ne pas être frappé par la différence de traitement et de réactions à l’égard de ces deux événements apparemment de même nature ? L’Azerbaïdjan ne représente certes pas pour l’Occident les mêmes enjeux que la Russie. Et Ilham Aliev, le maître de Bakou, est un illustre inconnu comparé à Vladimir Poutine. Pourtant, il semble bien s’agir, à Salisbury comme à Toulouse, non seulement d’une chasse à l’homme politiquement motivée, mais également, dans un cas comme dans l’autre, de graves violations de la souveraineté de deux États occidentaux, et non des moindres. Alors, pourquoi, à nouveau, et d’une manière aussi flagrante, ces «deux poids, deux mesures» ? Si l’on a historiquement quelques raisons de se méfier des velléités d’ingérence en occident d’une puissance comme la Russie, pourquoi tant de désinvolture à l’égard des activités criminelles de sa caricature azerbaïdjanaise, et de ses ambitions à l’export ? Comment expliquer ces indignations sélectives, sinon par une peu glorieuse «prudence diplomatique» envers une dictature que la France n’a pas «intérêt» à contrarier, quand bien même se permettrait-elle d’élargir jusqu’à elle l’extension du domaine de sa tyrannie…

Classé par Reporters Sans Frontière 162e pays sur 180 au classement sur la liberté de la presse, le régime Aliev a déjà montré dans un passé récent que ses prétentions liberticides ne s’arrêtaient pas à ses frontières. Elise Lucet, poursuivie pour avoir diffusée dans Cash Investigation un reportage sur les turpitudes de cette dictature et ses relais en France, en sait quelque chose. Mais elle n’est pas la seule. D’autres ont souffert dans leur chair et dans leur liberté des colères du potentat de «la terre» dite «de feu». Cela avait été dénoncé dans les colonnes la RDJ avec un article sur le calvaire du blogger israélo-russe Alexander Lapshin, arrêté à Minsk par la police biélorusse le 15 décembre 2016, puis extradé à Bakou où il a été emprisonné et torturé, et ce au motif d’avoir «violé les frontières de l’Azerbaïdjan». C’est-à-dire de s’être rendu dans la République du Haut-Karabakh (comme des dizaines de milliers de touristes), un territoire peuplé d’Arméniens qui a arraché sa liberté en 1994, au terme d’une guerre féroce qui a fait 30 000 morts de part et d’autre. Sous la pression internationale, Lapchin à qui Bakou n’avait surtout pas pardonné ses libelles anti-Aliev sur son blog, a été libéré en septembre 2017. Et il a décidé depuis de porter plainte contre l’Azerbaïdjan devant la CEDH. Ce recours, Rahim Namazov, n’aura peut-être jamais l’opportunité d’en bénéficier. D’où l’intérêt pour la dictature azérie des méthodes expéditives !

Les forts soupçons sur la culpabilité de l’Azerbaïdjan dans cet attentat, rappelle que la piste de Bakou avait aussi été évoquée dans l’assassinat toujours non élucidé de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia, qui a été tuée le 17 octobre 2017 par l’explosion de sa voiture. Le climat de menaces sur «la blogueuse au style empoisonné» s’était accentué avec sa mise en cause du régime Aliev dans la tentative de corruption présumée de l’épouse du Premier ministre de l’île, Joseph Muscat, accusée d’avoir ouvert un compte au Panama pour y verser des pots-de-vin en provenance de… Bakou.
Enfin, eu égard au mimétisme qui caractérise les relations fusionnelles entre l’Azerbaïdjan et la Turquie, à l’étroite collaboration entre les services des deux pays, l’attentat du 30 mars à Toulouse doit également être mis en regard avec les menaces qui pèsent sur les dissidents turcs en Europe. On se souvient de l’assassinat des trois militantes kurdes Sakine Cansiz, 54 ans, Fidan Dogan, 28 ans, et Leyla Saylemez, 24 ans, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013 à Paris. On a moins parlé du projet avorté d’enlèvement en Suisse d’un entrepreneur d’une cinquantaine d’années présumé pro-guléniste. Deux employés de l’ambassade de Turquie à Berne, Haci Mehmet Gani, ancien attaché de presse de l’ambassade, et Hakan Kamil Yerge second secrétaire de l’ambassade, soupçonnés par la police helvétique d’être mêlés à ce projet, ont dû quitter précipitamment la Suisse au début du mois de mars 2018 pour éviter d’être arrêtés.

Autre étrange affaire, le 29 mars dernier, à la suite d’une opération impliquant le MIT et l’Agence de renseignements du Kosovo, six hauts responsables du FETÖ (mouvement guléniste) ont été enlevés et expulsés vers la Turquie. Cette affaire a provoqué une crise entre Erdogan et le Premier ministre kosovar, Ramush Haradinaj, à qui le sultan reproche d’avoir limogé son ministre de l’Intérieur et le chef de ses services secrets soupçonné de complicité dans cette «opération» qui aurait été menée à son insu…

Garo Paylan, député turc d’origine arménienne du HDP, avait mis en garde en décembre 2017 contre l’envoi en Europe de commandos de tueurs du MIT (service secret turc), qui seraient missionnés pour liquider des opposants à Erdogan. Deux semaines après cet avertissement, Deniz Naki, footballeur professionnel allemand d’origine kurde, connu pour ses positions contre Ankara, était visé par des coups de feu, alors qu’il roulait dans sa voiture près de sa ville natale de Düren.

Dans son édition du 15 mars 2018, le Monde.fr, faisait état du réveil des justices française, belge et allemande dans la lutte contre les agents du MIT qui sillonnent l’Europe en vue de liquider les opposants à Erdogan. On ne peut que se féliciter de cette prise de conscience, fut-elle tardive. Puisse-t-elle entraîner, dans ce contexte inquiétant, les rapprochements qui semblent s’imposer avec l’attentat de Toulouse. Et interpeller nos gouvernements.