À l’âge de la défiance de l’électeur vis-à-vis de la classe politique, de l’affaiblissement des partis traditionnels, du réveil des peuples et du populisme sur fond de crise économique, les résultats des élections sont, partout, incertains. Partout, le pire peut l’emporter. Et l’Italie, qui se rend aux urnes aujourd’hui pour élire son gouvernement, ne fait pas défaut à cette nouvelle donne. On dit souvent de l’Italie qu’elle est le laboratoire politique de l’Europe, que ce qui s’y décide sur la scène politique se produit quelques années plus tard dans le reste du continent, du fascisme à Berlusconi (qui créa le précédent pour que voient le jour Sarkozy, les populistes d’Europe de l’Est et, presque pire que l’original, Trump) en passant par la démocratie chrétienne d’après-guerre. Qu’en est-il dans le scrutin de ce dimanche qui, vu hors d’Italie, paraît moins décisif pour le destin de l’Europe depuis que le péril Le Pen a été conjuré en France et que Merkel semble en bonne voie de retrouver la stabilité qui lui manquait en Allemagne ? Sous-estimer l’importance de ce scrutin est une erreur car il peut, à bien des titres, se révéler fondamental dans une Union européenne affaiblie par le Brexit et où les extrêmes (Hongrie, Pologne) n’en finissent pas de monter. Pourquoi ? Parce que les rapports de forces en jeu sur l’échiquier politique italien sont inédits et l’extrême-droite comme l’extrême-gauche ont de bonnes chances de faire partie du prochain gouvernement transalpin.
Trois blocs se divisent à part à peu près égale les intentions de vote : aussi étonnant que cela puisse paraître, en tête des sondages se trouve une alliance de droite menée par cette momie bien vivante de Silvio Berlusconi. Même s’il n’a pas le droit d’être élu – il est sous le coup de sa condamnation de 2013 pour fraude fiscale, qui l’a rendu inéligible jusqu’en 2019 – on se dit que les Italiens ont décidément la mémoire bien courte : trois mandats de Monsieur Bunga bunga et ses parties fines avec de jeunes prostituées, qui a pendant des années ridiculisé son pays sur la scène internationale et dont les liens avec la Mafia depuis les années 1970 sont avérés (L’Espresso vient de publier une enquête édifiante sur le sujet), trois mandats aux bilans désespérants, aussi bien moralement qu’économiquement, n’ont-ils pas suffi aux Italiens pour retenir la leçon ? En France, on imaginerait mal François Fillon revenir sur la scène politique : pourtant, l’affaire du «Penelopegate» n’est rien par rapport aux multiples exactions et frasques dont s’est rendu coupable Berlusconi depuis plus de quarante ans. Et bien, il semblerait que l’Italie est moins impitoyable avec sa classe politique et qu’elle a le pardon facile : Silvio est là, en tête des sondages (avec 37% des intentions de vote pour sa coalition), multipliant les promesses impossibles, servant à qui veut l’entendre réductions d’impôts et augmentations des retraites. Comment l’électeur peut-il encore y croire ?
À y regarder de plus près, le succès inattendu du Cavaliere est plus complexe qu’il y paraît et exonère quelque peu les Italiens de leur propension à jeter leur dévolu sur un incompétent notoire : d’une part, tous les partis, même ceux de contestation prônant une moralisation de la vie politique comme le Mouvement 5 étoiles, n’ont fait campagne que sur des promesses irréalisables. Les analystes ont décrit cette campagne électorale comme une farce, ce que les politiques eux-mêmes n’ont pas nié, tous les principaux candidats ayant manié le registre de l’outrance et de la promesse intenable à la perfection. De l’autre, pour exister et faire entendre la voix de son parti (Forza Italia), Berlusconi a dû composer une alliance des plus larges. Sans elle, il ne pèserait pas lourd en réalité. Et c’est là que se trouve le danger : derrière Berlusconi se cache l’ombre de l’extrême-droite. Monsieur Bunga bunga a fait alliance avec Matteo Salvini, dirigeant du parti europhobe et xénophobe de la Lega, équivalent italien du FN, et avec Giorgia Meloni, ancienne membre du parti néofasciste MSI. À eux deux, ils représentent presque 17% des suffrages pressentis. Berlusconi a également profité de ce que le leader du centre-droit, le plus modéré Angelino Alfano, ait perdu la confiance des siens en entrant dans le gouvernement de Renzi : en manque de soutiens, Alfano a décidé, à la fin de l’année dernière, de ne pas se présenter aux élections législatives. Sans autre leader, le peuple de droite s’est résolu à ré-exhumer le vieux Silvio. Conclusion, derrière le nom de Berlusconi, il faut donc en lire trois : le sien et ceux de Salvini et Meloni. Comme si, en France, Fillon avait fait alliance avec Marine Le Pen.
Face à ce bloc penchant dangereusement vers son extrémité la plus à droite, la gauche, elle, est divisée : les socialistes n’ont pas de leader incontestable alors que le premier ministre en poste, Paolo Gentiloni, ne s’est pas présenté (certains disent que c’est une tactique pour mieux revenir) et que le chef du parti, Matteo Renzi, s’est discrédité depuis qu’il a perdu le référendum constitutionnel qu’il avait lui-même organisé en 2016 alors qu’il était premier ministre. Il est plus impopulaire que jamais. Qui plus est, le Partito democratico, au pouvoir depuis cinq ans et que l’électorat le plus indécis rend naturellement responsable de la situation économique calamiteuse, n’a pas réussi à composer de grande alliance comme l’a fait Berlusconi : la gauche italienne est émiettée entre le Partito democratico et ses quelques alliés et le Parti communiste, Potere al Popolo et Liberi e Uguali, ce dernier mouvement étant crédité de 5% de voix dans les enquêtes d’opinion. La formation de Renzi se maintient en troisième position avec un bon quart des intentions de vote (contre 40% en 2014) grâce à une ou deux alliances et à son bilan relativement positif (l’économie va un peu mieux, Gentiloni est apprécié, le pays a su sortir moralement grandi de sa gestion de la crise migratoire malgré certains scandales et l’abandon de l’Europe).
Troisième force en jeu, mais deuxième dans les sondages, le parti de la contestation : le Mouvement 5 étoiles fondé en 2009 par Beppe Grillo, avec le jeune Luigi Di Maio (trente-et-un ans) comme leader. Drôle de machine politique que le Mouvement 5 étoiles, unique en Europe. Ses membres se présentent eux-mêmes comme «ni de gauche, ni de droite». La réalité est qu’ils sont à la fois de gauche et de droite, empruntant des recettes aux deux extrêmes de l’échiquier politique. Ils sont populistes comme le sont Le Pen et Mélenchon, eurosceptiques à la manière du FN (ils voulaient, jusqu’à il y a peu, sortir de l’euro), entendent donner la voix au peuple à travers des référendums à l’instar des Insoumis et ont le même point de vue sur l’immigration que la plupart des partis d’extrême-droite européens. Le Mouvement est la face neuve de la politique italienne : il est aussi la caisse de résonnance de toutes les contestations, la sonnette d’alarme, la bouée à laquelle peuvent se rattacher les déçus de la politique italienne et de sa classe de dirigeants minée par l’immobilité (Berlusconi est là depuis les années 1990, comme la plupart des députés et sénateurs) et par la corruption. À cet égard, le Mouvement représente en Italie ce qu’a signifié en France le FN depuis les années 1990 : le moyen pour les oubliés, les laissés-pour-compte, les habitants des banlieues appauvries, des campagnes reculées, d’adresser un coup de semonce à la classe politique, de faire trembler le fameux «système» dont toute l’Europe parle, celui dénoncé en France sous le sigle «UMPS».
Si le Mouvement 5 étoiles était déjà présent aux élections de 2013, à l’époque, il s’agissait plus d’un mouvement populaire porté par l’élan charismatique de Beppe Grillo que d’un vrai parti. Sans véritable structure, sans programme clairement défini, sans tête connue, bien des Italiens s’étaient méfiés de ce nouveau venu, vilipendé et moqué par la presse qui le taxait d’amateurisme. Ce qui n’avait pas empêché les Grillini de remporter 25% des suffrages, arrivant en troisième position du scrutin. Cinq ans plus tard, le mouvement s’est transformé en parti en bonne et due forme, il s’est professionnalisé, institutionnalisé (les maires actuelles de Rome et Turin sont issues de ses rangs) et a occupé l’espace médiatique comme jamais dans une Italie toujours en crise, où une bonne portion de la population flirte avec la précarité et semble fin prête à exprimer tout son mécontentement dans les urnes.
Car la situation du pays demeure peu reluisante : le taux de chômage s’établit à 11,1 % (8,6 % en France métropolitaine), celui des jeunes est de 31,5% et la fuite des cerveaux semble inexorable depuis dix ans. Jamais autant de jeunes Italiens qualifiés ne se sont rendus au Royaume-Uni, en Allemagne ou en France pour étudier et trouver un travail. Le sud du pays, le Mezzogiorno, depuis toujours à la traîne par rapport au reste du pays, est plus que jamais empêtré dans un sous-développement chronique : ces dix dernières années, l’écart entre le nord et le sud s’est même creusé avec un PIB par habitant de 32 889 euros dans le nord et de 17 984 euros au sud. En 2007, l’écart était moindre qu’aujourd’hui. Dans le Mezzogiorno, le taux de chômage avoisine toujours les 20% tandis que sur le fond du marasme économique a prospéré une mafia qui n’a jamais été aussi puissante depuis trente ans, en particulier à Naples (la Camorra) et en Calabre (la N’Drangheta). Seule Cosa nostra, en Sicile, a été véritablement affaiblie grâce à l’action menée par l’État dans les années 1990. L’euroscepticisme – alors que l’Italie a toujours été l’un des pays les plus europhiles du Vieux Continent – s’est installé à droite comme à gauche, en particulier à cause de la crise migratoire. Il est vrai que l’Italie a géré pratiquement toute seule l’arrivée et l’accueil de plus de 600 000 migrants venus par la Méditerranée, ses partenaires européens – la France en particulier – étant honteusement restés sourds à ses appels au secours. Les gouvernements de Renzi et de Gentiloni ont réussi à faire face avec dignité à la situation, faisant preuve de cet humanisme qui fait défaut à Macron. Mais sur ce sujet, les Italiens se sont sentis – à juste titre, hélas – trahis par l’Union européenne, en particulier par ces pays plus riches où les migrants pénétrant en Italie veulent se rendre – Allemagne, Grande-Bretagne, France – et qui ont fermé la porte au Bel Paese tout en continuant d’exiger de lui des cures d’austérité.
Ces dernières années, le Mouvement 5 étoiles a durci le ton sur l’immigration, avec des relents xénophobes rappelant souvent le programme de Marine Le Pen en la matière. Il prône également un renouvellement drastique de la classe politique, grâce à ses membres dont la majeure partie n’est pas issue de la caste qui gouverne le pays depuis trente ans et par la légalisation de la pratique des référendums d’initiative populaire. Ils veulent une nouvelle loi électorale, qui débloquerait la situation politique, prise en otage par un code caduque (mélange de proportionnelle et de scrutin majoritaire) qui permet à la vieille classe de se maintenir et à la valse des gouvernements de perdurer (soixante-quatre en soixante-dix ans). Sur l’Europe cependant, pour apparaître plus consensuel, le Mouvement, qui voulait initialement sortir de la Zone euro, a édulcoré son message.
Malgré le sombre tableau de l’économie italienne, dans les sondages, le Mouvement n’est crédité «que» de 28 % des voix environ. L’adoucissement de leur position sur l’Europe – tout en restant extrêmement peu clair sur ce qu’ils entendent faire sur le sujet, le coût exorbitant de leur programme, l’inexpérience de leur leader ont contribué à cet élan qu’on ne peut pas vraiment décrire comme irrésistible. Avançons aussi une raison plus historique : les Italiens, ayant tiré la leçon du fascisme, sont souvent très méfiants envers les populismes aux relents de sursaut national et les désirs d’autorité (si la popularité de Renzi est descendue en flèche c’est aussi parce qu’il était perçu comme trop autoritaire quand il était aux manettes). Mais on sait depuis deux ans ce que valent les sondages et l’on sait aussi que ce sont les partis non-traditionnels qui attirent le plus les indécis. Dans une Italie mal en point où le désamour pour la classe politique bat son plein, les grillini pourraient bien faire un score largement supérieur aux attentes des instituts. Rien ne serait moins surprenant. Qui plus est, le Mouvement, qui avait refusé les alliances avec d’autres partis aux élections de 2013, ne les exclue plus totalement aujourd’hui si elles se rendaient nécessaires pour composer un nouveau gouvernement.
Si nul ne l’emporte aujourd’hui – comme beaucoup le préconisent, la droite et la gauche devront composer pour créer une énième grande coalition, qui continuera de bloquer la situation dans un pays en manque de renouveau politique et d’actions concrètes pour sortir le sud du pays du sous-développement, arrêter l’hémorragie de la fuite des cerveaux, mettre fin à la corruption et juguler le fléau mafieux. Un résultat peu satisfaisant mais somme toute acceptable face au scénario d’une victoire de la droite, qui serait le grand bon en arrière assuré : un quatrième gouvernement chapeauté par Berlusconi, c’est la promesse de nouvelles frasques, d’un relâchement fiscal malvenu, d’une stagnation des réformes, d’une déconstruction méthodique de tous les efforts faits par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni depuis 2011. C’est la promesse aussi d’une Italie dirigée à droite toute : dans l’alliance créée par Berlusconi, la néofasciste Giorgia Meloni représente 5% des intentions de vote. Elle est soutenue par deux partis fascistes d’une violence inouïe, CasaPound et Forza Nuova, qui font publiquement l’apologie de Mussolini et d’Hitler et attaquent physiquement les migrants. Salvini et sa Lega pèsent, eux, 12 à 14% et sont tout autant soutenus par les nostalgiques du fascisme (Luca Traini, le skinhead qui a tiré sur des migrants à Macerata en février était candidat sur une liste de la Lega en 2017). Si la droite l’emporte, Meloni et Salvini peuvent donc s’attendre à des places de choix dans le nouveau gouvernement.
Entre Berlusconi et ses amis d’extrême-droite et le Mouvement 5 étoiles, le Partito democratico devrait apparaître comme l’option la plus sage, mais c’est, on l’a compris, la moins probable. Une chose est sûre cependant : donner une quatrième chance au Cavaliere de revenir sur le devant de la scène serait une grave erreur pour l’Italie, pour sa réputation, pour la confiance de son peuple en ses dirigeants, pour sa posture internationale et pour son économie à peine convalescente ; et ce serait une erreur à prix double, avec l’entrée de l’extrême-droite au gouvernement au moment même où des dizaines de milliers de migrants se trouvent dans le pays. Face à cette éventualité, le parti de Luigi di Maio et toutes les incertitudes, les peurs et les espoirs qu’il suscite constitue-il vraiment la solution du pire ?