Monumental et fugace. Gigantesque et succinct. Revoilà Régis Jauffret et ses «microfictions» aussi sombres que jouissives. Un nouvel opus qui tranche avec le format habituel du roman. Dans cet immense recueil de très courtes nouvelles, tout est plus bref et plus ramassé, plus intense et plus puissant, plus choquant et plus vain. En cela, Microfictions 2018 ressemble à son époque chaotique. Puisque la vie n’a désormais plus beaucoup de sens, le roman de Jauffret n’a ni début réel ni fin avérée. Il rassemble cinq cents histoires à picorer dans l’ordre ou le désordre, sans forcément suivre la trame clinique de l’ordre alphabétique. Un format moderne donc, et empreint de réel ! En bon observateur du monde et des gens, l’auteur n’hésite pas à s’emparer des inquiétudes du moment pour les transformer en puissants objets littéraires. Le résultat est fascinant : Candy Crush Saga, Des biches et des paons et Attentat au prix de Flore constituent autant de textes coups de poing racontant l’omniprésence de la pornographie dans notre quotidien, le départ irréfléchi d’une famille pour la Syrie ou bien encore le coup de folie d’un auteur raté fusillant ceux qui devaient célébrer son talent… Précisément mis bout à bout, les mots de Jauffret décoiffent. Un art habile, ultra maîtrisé dans lequel chaque nouvelle histoire nous donne l’occasion de mesurer le savoir-faire de son auteur. Au magazine Le Point, ce dernier explique d’ailleurs : «Ce qui, je crois, caractérise ces histoires, c’est justement la rigueur au niveau de l’écriture. Tellement de choses sont racontées en si peu d’espace qu’il ne peut pas y avoir de phrases ou de mots en trop.» Une idée à nouveau creusée par l’auteur sur le site de son éditeur Gallimard : «La langue française est d’une absolue précision ou elle n’est pas. Elle n’aime pas le flou, elle veut que tout soit précisément nommé. Il faut donc une grande rigueur dans la phrase pour qu’elle dise exactement ce que vous voulez qu’elle dise, et que ce qu’elle dit apparaisse dans le cerveau du lecteur sous forme d’une image nette comme une peinture japonaise.» Le résultat est net : pas d’impressionnisme chez Jauffret, plutôt de l’hyperréalisme. Une monde profondément humain, terriblement glauque, bassement violent où les hommes (et les femmes !) sont guidés par leurs instincts primaires : ils baisent, violent, volent et tuent avec une constance qui fait frissonner ! Voilà, tant sur la forme que sur le fond, une œuvre véritablement déstabilisante. Car c’est bien la profusion de ces histoires brèves, sèches et cruelles, banalement inquiétantes et monstrueusement ordinaires, qui interpelle. Que faire, dès lors, de cette humanité pécheresse ? Comment sortir par le haut de cette abondance de déviances ? Il se pourrait que le message de l’auteur soit, à la façon d’un gigantesque contre-pied, une exhortation : vivre vraiment, sortir de la fiction qui nous enserre comme une prison, se débarrasser des chaînes de la virtualité et des écrans qui nous entravent. En montrant l’affreux, le plus honteux, le malheur qui s’abat et l’injustice qui fauche, Régis Jauffret nous montre peut-être, paradoxalement, que la vie est belle.
Un mot, encore, du rythme. Dans Microfictions 2018, le temps commence par être long puis il s’accélère soudainement. En un clin d’œil la situation change du tout au tout. Et la chute est souvent dévastatrice. Les histoires d’incestes, de vengeances sanglantes, de mères indignes, d’ados incontrôlables, de maîtresses en quête de coïts, de quadras qui n’arrivent plus à bander et de quinquas qui viennent de se faire virer s’enchaînent nerveusement. Parfois, on croit reconnaître l’auteur lui-même au détour d’un personnage perdu dans cette immensité fictionnelle. Comme un fantôme… Il est vrai que Régis Jauffret n’aime rien tant que de raconter les histoires d’écrivains ratés, de romanciers qu’il aurait pu être et de mauvais plumitifs condamnés à l’autoédition plutôt qu’au prestige des prix littéraires. De même, il excelle à se mettre dans la peau de femmes qui portent leurs voix et racontent leurs histoires. Des moches, des grosses et des perspicaces. Des ravissantes, des bafouées et des perverses. En somme, un monde. Et c’est encore une fois dans la profusion réussie de personnages et de situations que chacun trouvera ses propres réponses. En cela, ce nouveau livre réjouira les inconditionnels de Jauffret et permettra une parfaite porte d’entrée à ceux qui, chanceux, ignorent encore son œuvre. On retrouvera ainsi dans Microfictions 2018 un maxi-condensé de ce qui fit jusqu’ici le succès des romans de l’auteur marseillais. Un peu de Sévère (2010), quelques pincées de Claustria (2012), d’étranges réminiscences de La ballade de Rikers Island (2014) et bien évidemment le principe couronné de succès du premier tome des Microfictions (2007). Deux idées pour finir, comme deux invitations. Aux lecteurs : vite se procurer Microfictions 2018 ! Aux producteurs de cinéma : rapidement se pencher sur ces cinq cents histoires qui pourraient donner autant de Césars du meilleur scénario original.