Eve Ruggieri publie, aux éditions Plon, le Dictionnaire amoureux de Mozart. D’une enfance musicale, élevée par une grand-mère mélomane et des parents concertistes, Eve Ruggieri gardera le souvenir enchanté de sa relation à Mozart dès le plus jeune âge. Pianiste, premier prix du conservatoire de Nice, elle est directrice artistique des festivals de Lacoste et de Saint Malo ainsi que des Journées Lyriques de Chartres. Elle évoque son cheminement dans l’univers de Mozart lors des trois années consacrées à son dictionnaire amoureux.
Quelle est la genèse du Dictionnaire amoureux de Mozart ?
La maison d’édition m’a proposé ce projet, et ma réaction a été, d’emblée, «je ne suis pas musicologue». Mais à partir du moment où j’ai entendu le terme «Amoureux», j’ai décidé de me lancer dans ce pari, me sentant libre de choisir ce qui m’intéressait dans son parcours, d’évoquer mes sentiments à son écoute, et ma rencontre avec lui dans ma vie de musicienne.
En effet, vous évoquez votre découverte de Mozart dès l’enfance ?
Oui, Mozart est le premier compositeur que j’ai connu, à l’âge de quatre ans. Ma grand-mère me chantait son abécédaire, que je mémorisais en chantant. J’ai lu des partitions plus aisément que des livres d’enfant. La lecture, ma deuxième passion, est arrivée après la musique.
Vous décrivez l’emprise du père de Mozart sur son fils : cette proximité avec un parent est elle fréquente dans les biographies des grands musiciens ?
En effet : Tchaïkovski, écorché vif, surnommé «l’Enfant de verre» par sa nourrice, vouera un culte absolu à sa mère, qui lui enseigne le piano, lui ouvrant ainsi les portes de la musique malgré le désir paternel d’un «vrai métier» pour leur fils. Les jeunes solistes ont souvent leur mère comme premier professeur : la musique passe par le lait maternel ! Mais Léopold Mozart était un papa poule : professeur, médecin, confident, agent, guide dans l’écriture, il voyage avec son fils, et, présent à chaque instant, le garde dans ses bras des nuits entières lorsqu’il est malade. Léopold est un père admirable ! Et mon propos était de voir, à la lecture des lettres de la famille Mozart et, surtout, de celles de Mozart et de son père, si les partis pris des biographes qui brossaient un portrait de Léopold en père cruel collaient avec la réalité. Je me suis aperçue que Léopold était le contraire du père sévère et punitif qu’on avait décrit.
Mozart demeure une des principales indications en musicothérapie : quelle est votre opinion à ce sujet ?
L’impact de sa musique est vérifié. Joyeux, il aimait les bals masqués, courait les jupons… Mais il était aussi en proie à des accès de mélancolie qui lui ont inspiré de très beaux concertos, doués du pouvoir de faire jaillir les émotions les plus enfouies. A chaque fois que j’écoute le Concerto pour Clarinette, les larmes me montent aux yeux.
Qu’en est-il de Bach, et son sens mathématique de la composition, sa régularité ?
Bach, comme Mozart, reçoit les musiques écrites – un nombre de partitions incalculables. Je l’assimile à Mozart dans cette manière de composer plus de mille œuvres admirables, dont aucune ne se ressemble. Comme ce prélude de fugue crescendo, finissant en decrescendo, où tout est dit : comment arriver à la perfection dans la simplicité ? Sol do mi, sol mi… Et c’est la perfection. Ça monte comme un souffle…
Cette perfection et cette simplicité rappellent la musique de Philip Glass.
En effet, il y a, dans les musiques répétitives, ce long souffle qui demande des années et des années de travail.
Vous dénoncez le commerce problématique des lettres et des partitions de Mozart…
Il s’agit de scandaleuses ventes aux enchères : des partitions sont vendues feuille par feuille, à de seules fins financières, et revendues à qui ? Par honnêteté, elles devraient l’être au Mozarteum de Salzburg. Des partitions et des manuscrits sont dispersés dans le monde entier ; et, les collectionneurs étant anonymes, on ignore ce qu’ils en font.
Yehudi Menuhin, lors d’un entretien, m’avait fait part de sa conception de «musicalité de l’être au monde» : cette notion vous semble-t-elle proche de celle que vous abordez à propos de «l’oreille fine» et de l’écoute ?
Le monde est une musique : la musique des sphères existe. Etre né dans une famille musicienne vous ouvre l’esprit et l’oreille à la musique. Mais l’oreille absolue n’a aucune importance : tout le monde peut s’ouvrir à la musique. Je me rends dans des collèges de banlieue, où j’amène des chanteurs (en général de l’âge de mes interlocuteurs, dix-sept ans) ; et lorsque je leur explique la façon dont le chant commence, comme un sport, par le contrôle du souffle des muscles du ventre, que je leur montre des extraits du film sur Mozart, et que j’évoque sa personnalité, ils manifestent un vif intérêt. Nourris aux écrans de télévision et aux iPads, ils se branchent immédiatement sur leurs tablettes pour visionner le film. J’aimerais vraiment que l’enseignement scolaire soit plus orienté vers la musique, la peinture, qu’on emmène les enfants à des expositions ; et qu’on leur raconte.
Comment en êtes vous arrivée à intervenir dans ces collèges ?
Lors d’un spectacle, une mère a déclaré, «c’est bien beau, mais nos enfants n’ont pas accès à ces concerts». Et cette idée m’est venue : je lui ai dit, «eh bien, c’est moi qui irai vers vos enfants». Mon mari, sculpteur, travaille à Aubervilliers ; j’y ai découvert des actions remarquables auprès des jeunes. Il m’est arrivé d’être confrontée à des ricanements ou à une forme d’indifférence dans des collèges à priori peu motivés… Mais lorsque je les ai invités à l’Opéra, plus un mot. Les jeunes avaient pu parler avec les chanteurs – qui cessaient d’être des ovnis. Et je leur avais raconté l’Histoire. Il faut savoir expliquer la musique. On peut amener quelqu’un à écouter un Andante de Mozart, même s’il a grandi dans le vacarme.