Nous l’avons déjà dit, ici et ailleurs, mais il faut le redire, inlassablement, sans crainte de se répéter, tant l’indifférence et l’injustice sont grandes : les Kurdes sont les cocus de l’histoire, les sacrifiés de la realpolitik, les dindons d’une farce si grosse qu’on en viendrait à douter des faits ; et pourtant, les faits, comme nous, sont têtus.

 

Il y a les Kurdes d’Irak, d’abord.

Ceux de Frédéric Tissot, de Bernard Kouchner, ceux que Bernard-Henri Lévy a héroïsés dans Peshmerga puis dans La Bataille de Mossoul et qui, le 25 septembre dernier – nous y étions, tous –, ont eu le culot d’organiser pour solde de tout compte de guerre le référendum promis et attendu depuis un siècle. Un siècle, oui, cent longues années ouvrant voie à l’indépendance d’un Kurdistan jusque lors ignoré. Le 26 septembre, le résultat est sans appel : scènes de liesse à Erbil, à Souleymanieh, à Dohuk, union régionale autour des grands leaders, les jeunes Barzani et Talabani sont à la même table… Et le soir même, Bagdad, que n’osent contrarier ni les Américains, ni les Français, ni qui que ce soit, décide brutalement de fermer les aéroports, les frontières, les télécommunications, s’assure du soutien de ses voisins, s’adjuge ensuite Kirkouk et son pétrole, bref, Bagdad noie le poisson kurde dans son bocal avec la bénédiction des Occidentaux qui observent l’agonie à travers la vitre. Personne ne bouge, donc, pas d’enjeu, mauvais timing – la Catalogne vote six jours plus tard – le Kurdistan peut encore attendre un siècle.

 

Et il y a, bien sûr, les Kurdes de Syrie.

Pour ceux-là, c’est encore plus compliqué. Les Kurdes syriens, qui comme leurs cousins de Turquie ont fait allégeance à Öcalan, sont la hantise, le cauchemar, l’obsession permanente d’Erdoğan. Qu’un Kurdistan syrien, ne serait-ce qu’en partie autonome, puisse voir le jour à sa frontière lui est viscéralement insupportable, comme à un Saoudien pré-MBS de voir sa femme au volant. Sauf que les Kurdes, bien encouragés par les Américains, les Français, les Anglais… qu’alors ça arrangeait, ont pris goût à la conduite. Comme en Irak, on a pu compter sur eux pour combattre Daech, assurer la première ligne à Raqqa et supporter l’intégralité des pertes sans broncher tandis que nos «conseillers» comptaient les points depuis l’arrière. Mais à présent, sans même qu’ils aient eu le temps de revendiquer un quelconque profit, on leur tourne le dos, on oublie… «Comment ? les Kurdes ? des alliés ? non, on ne se souvient pas…» Assimilés terroristes par la Turquie, les Kurdes du YPG (l’armée des hommes) et du YPJ (celle des femmes) sont depuis deux semaines la cible directe d’Erdoğan qui déverse sa haine sur Afrin et, inévitablement, indistinctement, sur les civils de l’enclave kurde. Ceci aussi nous l’avons déjà dit : les Kurdes sont, dans un Moyen-Orient chaotique et soumis à des tensions confessionnelles extrêmes, un modèle de tolérance, de laïcité et de respect de valeurs égalitaires dont nous pourrions tirer des leçons. Mais le néo-dictateur turc peut avancer tranquillement : nul ne songe à s’opposer. Une fois encore, une fois de plus, on sacrifie les Kurdes. Dans une volte-face surprenante et qui justifie à elle seule qu’on ne se résigne au silence, Jean-Yves Le Drian, le très respectable ministre rescapé du naufrage hollandais, s’est permis de légitimer lors d’une séance de questions au Gouvernement l’intervention turque par ces mots : «Nous comprenons que la Turquie veuille sécuriser sa frontière, et combattre les groupes terroristes qui s’y trouvent (…) et ils sont nombreux.» Les Kurdes apprécieront.

 

Aujourd’hui, les chars, l’artillerie et les avions turcs ont allègrement franchi la frontière pour opérer en territoire syrien. À Afrin, le nettoyage a commencé. Quelle sera la prochaine étape ? Manbij ? Kobané ? Qamishli ? toutes ces villes que les Kurdes ont, dans le désordre et parfois successivement, défendues contre Al Nosra, le régime de Bachar, Daech… et devraient donc, désormais, abandonner aux névroses autoritaires d’un sultan qu’on préfère ne pas considérer en tant que tel ? Franchement, est-ce bien raisonnable ?

 

Un commentaire

  1. Jusqu’où ira Ergodan, ce nouvel Atatürk, avec la « bénédiction » des puissances occidentales ?
    La question kurde pose aux occidentaux le même problème sur le plan géopolitique que celle de la reconnaissance du génocide arménien.
    Les occidentaux ont bien accepté et couvert dans le passé le négationnisme de la Turquie pour avoir en contrepartie son ralliement face à la Russie de la guerre froide, mais pas seulement car cette lassitude s’est perpétrée jusqu’à nos jours.
    L’islamo-nationalisme d’Ergodan a ses références idéologiques dans le sultanat et califat de l’Empire ottoman, qui porte la responsabilité d’innombrables massacres de ses minorités, du génocide des Arméniens en 1915.
    Ses ambitions de grandeur sont clairement affichées : « Ce que nous voulons faire, Atatürk l’a fait, l’un des leaders incontestables du siècle précédent ».
    Mais voyons, c’est justement cette aspiration qui n’est pas du tout innocente, elle est même le début d’un véritable dévoilement.
    Le kémalisme, comme le démontre l’analyse de l’historien Stefan Ihrig, eût une très grande influence sur la montée des nationalismes et des extrêmes droites en Europe.
    La figure d’Atatürk fascina Hitler et les nazis au point de le désigner « une étoile dans l’obscurité » pour la façon dont il sut construire la nouvelle Turquie de l’après génocide et défaite de la Grande Guerre : un Etat nationaliste, ethniquement homogène, fondé sur la « solution » de la question raciale des minorités, actée par déportation et massacres. Une inspiration et un schéma directeur pour l’Allemagne hitlérienne, nationaliste, totalitaire et ethniquement purifiée.
    Or si l’Atatürk l’a fait pourquoi pas l’islamiste Ergodan ?