Il a insulté les femmes. Accumulé les mensonges et les calomnies. Envoyé au diable ceux qui lui demandaient compte de l’inquiétante montée des actes antisémites et racistes aux États-Unis.

Il a dit n’importe quoi sur le climat. Déclaré avoir vendu à la Norvège des avions qui n’existaient que dans un jeu vidéo.

Il a peut-être entretenu des relations délictueuses avec les services d’une puissance ennemie.

Mais, avec ses toutes dernières sorties, avec ses réponses démentes à la publication de Fire and Fury, le livre de Michael Wolff sur la première année de sa présidence, Donald Trump vient de franchir un pas de plus sur l’échelle de l’infamie et aussi, il faut bien le dire, du grotesque.

Car enfin cette saillie sur les «pays de merde» que sont, à ses yeux, Haïti, le Salvador ou certains pays d’Afrique et dont l’Amérique devrait cesser, toutes affaires cessantes, d’accueillir les migrants, ne vous rappelle-t-elle rien ?

C’est, pour une oreille française, la première réplique de la première scène de l’œuvre théâtrale qui, il y a un peu plus d’un siècle, a fixé les canons du grotesque en politique.

C’est le tonitruant «Merdre» lancé, en guise de pet d’ouverture, par le fameux «Père Ubu» qu’invente, en 1888, au lycée de Rennes, un gamin de 15 ans, génie du burlesque et du massacre des idoles, nommé Alfred Jarry.

C’est le «bougre de merdre», ou le «merdre de bougre», qui vient sans cesse ponctuer les propos de ce roi de carnaval, aussi égoïste que veule, aussi avide qu’ignorant, dont l’«abomination comique» sera, pense Jarry, le programme des pouvoirs à venir.

Et quant à sa deuxième saillie de la semaine, quant à la déclaration du président informant ses concitoyens que, contrairement à ce qu’insinue une presse malveillante et distillatrice de fake news, il n’est ni un imbécile ni un enfant attardé, mais juste un «génie parfaitement stable», comment ne ferait-elle pas penser, dans le même Ubu roi, quelques répliques plus tard, après que la «Mère Ubu», en Lady Macbeth des faubourgs, a excité le ressentiment et la vanité de son Julot de roi, à cette trumperie avant la lettre : «De par ma chandelle verte, Merdre, madame ! Certes, oui, je suis content !» ? comment ne ferait-elle pas sinistrement écho, oui, à l’autosatisfaction du «capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l’ordre de l’Aigle rouge de Pologne et ancien roi d’Aragon» qui a fait rire et frémir des générations d’esprits surréalistes ?

Trump est Ubu, voilà ce qui apparaît – mais, cette fois, dans le réel.

L’Ubu irascible et scatologique, complotiste et tyrannique qu’inventa, sans que l’on y crût vraiment, Alfred Jarry, voilà qu’il se met à exister et qu’il était trumpien.

Et le précurseur de Dada, le «sobre et sûr sculpteur dramatique» reconnu par Mallarmé, le lycéen blagueur qui avait commencé par brocarder son professeur de physique, mais qui vit sa blague devenir œuvre, son œuvre devenir mythe, et qui se prit tellement au jeu de son personnage qu’il se mit à signer certains de ses textes de son nom, voit confirmer par l’homme à la moumoute jaune et à la cravate trop longue ses intuitions les plus sinistres.

Les empereurs romains laissaient des citations pour les millénaires à venir («veni, vidi, vici»…).

Les rois de France frappaient des maximes paradoxales ou provocantes («l’État, c’est moi»…).

Les présidents américains, les pires comme les meilleurs, réservaient aux mémorialistes leurs blagues de garçons de bains et leurs colères privées (Clinton, dans le livre de Bob Woodward) mais s’efforçaient de parler dignement au monde.

Trump sème des «Merde». Il parsème ses discours, non plus d’adjectifs, mais d’énoncés qu’il faudrait dire déjectifs.

Et l’humanité requise d’appartenir à cette scène, les témoins (et les victimes !) de ce feu roulant d’invective, de violence et de sanie, en sont réduits à patauger dans cette nauséabonde bouillie.

La transgression, à ce stade, n’est plus un accident – c’est la politique même.

Ce n’est plus la langue du peuple venant joyeusement casser la langue de bois – c’est une nouvelle sorte de langue dont l’inévitable effet sera, comme l’a très précisément prévu Jarry, l’effondrement de la société, l’explosion du lien social et la transformation de la politique en pratique du «grand banditisme».

Ce n’est même plus de la bouffonnerie ou de la farce – c’est comme si le contrat social lui-même, celui de Hobbes non moins que de Rousseau, était en train de se dissoudre dans l’irréparable d’un discours devenu fou.

Le XXe siècle a connu des potentats matamores qui se tenaient encore.

Il a vu passer bien des démagogues – mais ils semblaient adeptes de la recommandation d’un chef de gouvernement des années 1920, passé par la Rue d’Ulm, et qui avait lu Jarry : «La politique c’est comme l’andouillette, ça doit sentir la merde mais pas trop.»

Voici venu, dans un tonnerre de tweets et de jurons que l’on «balance» à une planète stupéfiée, le temps d’une libération de la parole chez l’un de ceux qui étaient censés en être les gardiens.

Que le pays qui, parce qu’il incarne les valeurs démocratiques, voit reposer sur lui l’équilibre de la planète, soit à la pointe de cette révolution au demeurant mondiale, ne présage rien de bon.

Qu’il incarne jusqu’au vertige ce paradigme de la violence transgressive, dormant dans toute instance de pouvoir, que diagnostiqua, il y a un siècle, un lycéen prophétique mais qui, là, se déchaîne, fait froid dans le dos.

«Hourra, cornes-au-cul, vive le Père Ubu» ? Non, hélas, merdre !