L’alliance dans la stupidité des opinions les plus opposées pourrait parfois nous faire perdre courage : comment dire son fait à untel sans laisser croire à son adversaire qu’on est d’accord avec lui, alors même que l’on rejette son opinion autant ou davantage que l’autre ? Et pourtant, quelle formidable opportunité à la réflexion, que celle de mécontenter d’un coup tous ces imbéciles qui, entre eux, peuvent bien continuer à se haïr : qu’ils me haïssent aussi, tous autant qu’ils sont, je n’en dormirai pour ma part que plus tranquille ! Telle devrait être, chers lecteurs, notre commune maxime.

L’affaire Weinstein a suscité un torrent de réactions honteuses. J’aimerais ici leur faire un sort, sans choisir l’idéologie ou le camp que je prends pour cible : la rivalité dans la bêtise et l’abjection n’en a épargné aucun.

1 – La première, la plus douloureuse pour moi, c’est celle de Woody Allen. Artiste génial, ce dernier a déploré dans le même souffle la peine des victimes de Weinstein, et la «chasse aux sorcières» qui s’annonçait. En vérité, hors contexte, cette crainte pourrait être justifiée et je suis quant à moi le premier à dénoncer avec effroi les fantômes de Salem. Mais Weinstein n’est pas un «malade», encore moins un innocent ou la victime de l’ordre moral : les crimes qui lui sont imputés n’ont précisément aucun rapport avec le sexto qui a valu sa condamnation, disproportionnée et injuste à mon sens, à Anthony Weiner. Il s’agit de faits graves, parfaitement répugnants, et sur lesquels Hollywood – ce milieu si «libéral», au sens anglo-saxon du terme, et dont Allen, que cela plaise ou non, fait partie –, a d’ailleurs fermé les yeux pendant des décennies, donnant raison par son hypocrisie aux furies néo-puritaines et à tous les dénonciateurs (frustrés, bigots, tartuffes ou apôtres de la castration) du «male gaze» cinématographique.

2 – On peut aussi mentionner la position de l’actrice Mayim Bialik (The Big Bang Theory) qui, revendiquant un féminisme désabusé, a semblé blâmer les victimes de Weinstein, responsables à l’en croire de leur tenue, de leur apparence physique, et donc du harcèlement dont elles ont pu être l’objet. Notre réponse à ces insinuations hélas récurrentes : quand bien même une femme se promènerait nue au cœur de New Delhi, place Tahrir ou dans le métro parisien, rien ne justifierait les agressions qui s’ensuivraient pourtant immanquablement. De même, en quelque sorte, qu’il est insensé de prétendre que les journalistes de Charlie Hebdo ont «bien cherché» ce qui leur est arrivé. Ils se sont mis en danger, certes, mais la culpabilité n’est que d’un côté et ce côté n’est pas le leur ; de plus, ils ont usé, comme la femme qui montre ses formes, d’un droit incontestable. Que l’exercice d’un droit soit parfois périlleux ne regarde-t-il pas d’abord ceux qui par leur animalité ou leur intolérance s’emploient à le rendre tel ?

3 – Une réaction, française cette fois, proprement hallucinante, est celle impliquée dans les lignes d’un court papier du Monde se proposant de «tester» ses lecteurs : savent-ils ou non bien distinguer entre harcèlement, blagues salaces et séduction ? Outre la dimension infantilisante de cet absurde document, force est de constater que le puritanisme américain et ses avatars féministes nous gagnent. J’avoue avoir surtout coché des «mauvaises réponses», et je l’avoue sans honte, bien au contraire. J’ai d’ailleurs interpellé l’ancienne camarade d’études qui avait partagé le questionnaire sur les réseaux sociaux – pour voir mes objections très orwelliennement effacées dans les minutes qui ont suivi. Ainsi, la supposition, sous-tendant cette série de questions, que toute relation sexuelle entre collègues relève nécessairement du harcèlement sexuel, me semble délirante. Quant à l’affirmation, apparemment étayée sur le plan juridique – ce qui ne la rend pas plus recevable moralement –, que le harcèlement commence dès lors que j’expose sur mon bureau des «photos de femmes nues», ne fait-elle pas frémir ? Cela vaut-il, dites-moi, pour une photo de L’Origine du monde ? Pour une composition d’Araki ? Pour la Vénus de Botticelli ? Pour celle de Praxitèle ? La notion de harcèlement ne perd-elle pas toute signification dès lors qu’elle est ainsi étendue, presque à l’infini ? On comprend mieux en tout cas que certaines féministes ne voient pas le niqab d’un si mauvais œil. Quoi qu’il en soit, voici un troublant indice de ce que j’ai déjà affirmé ailleurs : leur idéologie n’est qu’une forme modernisée, aseptisée, de puritanisme.

4 – Le phénomène massif de #metoo et de #balancetonporc est des plus troublants. Si des comportements sont illégaux, c’est à la justice de trancher et je suis pour une sévère pénalisation du viol et des violences, notamment faites aux femmes. Mais la confusion de la vindicte et de la justice, fût-ce au nom de la libération de la parole, ne sert jamais la seconde. On sait les débordements naguère provoqués par les réunions estampillées Take back the night sur les campus américains, ces supposés violeurs dont le nom a pu être livré à la meute, reconnus pourtant innocents par la suite. Une affaire de cet ordre semble d’ailleurs avoir eu récemment lieu à Columbia. Il est aussi bon de rappeler que, sans preuves, un parfait salaud peut aussi, à cause d’un malencontreux #metoo, attaquer sa victime pour diffamation : la souffrance de celle-ci et celle de toutes les femmes victimes de viol se retrouverait alors ridiculisée. Enfin, c’est encore et toujours la confusion de la loi et des mœurs que je déplore : je le faisais par exemple au moment de l’affaire du burkini. Quelle espèce de société se croit le droit de ramener ainsi à tout coup la loi à la morale ? Et pis, de résoudre tous ses problèmes, sans voir qu’ils sont précisément moraux, par les tribunaux et les Codes civils ? Nous avons en ce moment affaire à ces deux démarches, simultanées et parfois identifiées, dès lors que Facebook et Twitter deviennent des cours de justice.

5 – Si les comportements dénoncés relèvent de la «simple» immoralité ou de l’incivilité comme c’est le cas de beaucoup de témoignages que j’ai pu lire, alors ils appartiennent à la sphère privée et rien ne justifie, pour le coup, une telle épidémie de fureur collective. Que l’on songe à la polémique grotesque du «manspreadring» ! Un texte relayé en anglais, variante du désormais canonique #metoo, prétend faire parler l’homme, ce pécheur-né. On y trouve, entre autres crimes apparemment très fréquents et relevant, on ne sait trop, du harcèlement ou du viol, ces trois comportements-ci : «Me too – I got mad at my partner for not feeling like having sex so I guilted them into doing it. Me too – I have shamed people for their body shape or physical attributes. Me too – I lied to/manipulated someone in order to get laid.» Moi aussi, dit le texte, j’ai poussé, en me mettant en colère contre elle, «ma partenaire» à se sentir coupable parce qu’elle ne voulait pas de relations sexuelles tel ou tel soir. Moi aussi, je me suis moqué de l’apparence physique des gens. Moi aussi, j’ai menti et manipulé dans le but de coucher… Il ne s’agit pas de défendre celui qui agit ainsi, mais tout d’abord : qui osera me dire que ces comportements sont propres aux hommes et que ces derniers n’en ont jamais souffert ? Ensuite, pense-t-on sérieusement qu’ils relèvent du harcèlement ? De l’agression ? Du viol ? Où commence d’ailleurs la manipulation ? Le mensonge ? Où finit le consentement ? Doit-il être explicite et signé, paraphé, pour être valable ? Si je fais croire que je suis riche alors qu’il n’en est rien et qu’il s’ensuit un rapport sexuel, est-ce un viol ? Et c’est aussi le cas si j’arrive à me faire passer pour plus intelligent que je ne suis ? Et si je prétends que mes seins sont naturels alors qu’ils ne le sont pas, est-ce une manipulation acceptable ? L’insupportable anaphore de cette très longue confession (je n’en ai donné ici qu’un échantillon) nous dit clairement où nous nous situons rhétoriquement : dans le registre religieux. Sauf que le péché originel est désormais l’apanage des «mâles blancs» hétérosexuels et que l’on attend d’eux qu’ils battent leur coulpe à tout jamais, ou bien renoncent à l’expression d’un désir identifié par essence au viol.

6 – Éric Zemmour, le roi des demi-habiles de droite (ça existe aussi), a jugé utile, au lieu d’en fournir une critique argumentée, de comparer #balancetonporc à la dénonciation des Juifs sous l’Occupation. Je viens d’écrire que j’étais plutôt hostile, méfiant à tout le moins, à cette campagne, mais enfin, tout de même, on parle là de gens accusés, à tort ou à raison, de crimes, de délits ou d’actes immoraux ! Soit Zemmour ne pense pas que le viol soit plus immoral que d’être né juif, soit il s’imagine que les enfants envoyés à Auschwitz avaient commis quelque méfait, soit il juge que la délation est malsaine dans tous les cas. On aimerait lui demander alors s’il pense de même lors d’une menace terroriste : pour moi, je ne le savais pas si libertaire. Si c’est en revanche l’une des deux autres réponses, alors cet homme n’a droit qu’au mépris et à la haine, et des Juifs et des femmes. Une telle indignité ne sert du reste ni la cause de ces dernières – dont ce réactionnaire à la petite semaine n’a évidemment cure – ni celle de la liberté pourtant bien mise à mal par un féminisme tourné à l’aigre.

7 – Un apologète de l’islam écrit dans The Independent que l’affaire Weinstein prouve la validité de sa religion, seul rempart contre les violences sexuelles. On se pince : songe-t-il aux lois sur la polygamie ou à celles sur l’esclavage sexuel ? Nous fera-t-il croire qu’elles n’existent pas ? Dommage, les sources nous en sont connues. Dans un registre similaire, l’entrepreneur Jérémie Berrebi a expliqué à Raphaël Enthoven, sur Twitter, que la séparation entre les sexes prêchée par «le judaïsme», était la solution. Pardon mais j’ai horreur des approches apologétiques. Ce crétin pense-t-il aussi que la peine capitale pour adultère – qui existe au moins selon la lettre de la Halakha – est la solution ? Et d’ailleurs, croit-il vraiment que les milieux orthodoxes ne connaissent pas leur lot de frustrations, de violences et de scandales ? Nous prend-il pour des benêts lorsqu’en nous servant son odieuse propagande, il nous tait la sujétion des femmes corollaire du judaïsme qu’il prône ? Car la séparation qu’il nous vante, disons-le, ne correspond qu’à une certaine vision du judaïsme, identifiée par ignorance de l’histoire à tout le judaïsme ; elle est revenue il est vrai en force ces dernières années. Il n’y a pas si longtemps, on pouvait néanmoins être un Juif orthodoxe et serrer la main des femmes. Devenir-islamiste des juifs ? Je ne l’espère pas, et prie pour que ce genre de petits roquets s’éteigne bien vite. La religion du Cantique des Cantiques ne devrait pas servir d’appui à une virilité agressive à force de répression.

8 – Mais justement, il nous faut quand même au moins évoquer d’un mot les récupérations antisémites, nombreuses et diverses, de l’affaire Weinstein. Oui, l’intéressé est juif. Non, il n’y a pas de corrélation entre le judaïsme – que d’ailleurs, à ma connaissance, il ne pratique ni n’étudie guère – et ses agissements bestiaux. Non, les Juifs ne rêvent pas que de «se taper» de belles shikses : d’ailleurs, plusieurs victimes de Weinstein sont d’origine juive. Comme Tristane Banon, l’une des plus célèbres victimes, à ce jour, de Dominique Strauss-Kahn. On m’accordera aussi que les viols de Delhi, innombrables, du monde arabe, industriels, d’Amérique du Sud ou de notre chère Essonne ne sont pas précisément le fait de Juifs. En revanche, oui, il existe quelques Juifs puissants à Hollywood et Hollywood a permis, à une large échelle, le viol et le harcèlement. Il n’est pas étonnant dès lors, les Juifs étant humains et sujets à ce titre aux mêmes maux et perversions que les autres, souvent décuplés par le pouvoir et l’argent, de retrouver un Weinstein parmi les criminels de ce système.

9 –Un autre petit point me chagrine. J’ai parlé de #metoo et de #balancetonporc. Certains hommes, likeurs intempestifs de ces statuts – et usant volontiers, c’est après tout le même tarif, de l’écriture inclusive –, harceleurs patentés en leur temps, ou tellement irrespectueux des femmes que je ne saurais prendre au sérieux leur tout nouvel intérêt pour leur cause, me dégoûtent par leur hypocrisie. Je leur souhaite tout le mal du monde : les tartuffes enlaidissent cette terre et ils ne méritent pour le coup que nos crachats.

10 – Last but not least, Aymeric Caron, ce guignol en chef, a déploré qu’on ait choisi d’humilier… les porcs. Le hashtag incriminé est, à l’en croire, «spéciste». La bêtise de cet homme, toute flaubertienne, mérite de figurer dans quelque anthologie.

De tout cela il ressort que quelque chose ne va plus. Notre société nous donne à choisir entre les fruits pourris d’une Révolution sexuelle mal pensée, les avatars horrifiques d’un puritanisme désormais dirigé contre le sexe mâle, et par des femmes qui ne connaissent même plus leur force et leur beauté, et l’archaïque oppression, celle de toutes les bigoteries. Je veux, pour moi, chanter la force, la magie féminine, l’infini de ce sexe qu’on voudrait voir s’épuiser dans un statut victimaire, comme si c’était là la seule forme de noblesse aujourd’hui valable. J’ai non seulement avec moi, dans ce qu’elle a de plus élevé du moins, toute la culture occidentale, mais encore la volonté, l’énergie des femmes elles-mêmes, celles fières du corps qui valait à leurs aïeules un ignoble et si injuste opprobre. J’ai la chance de ne fréquenter que de telles femmes, j’ai la chance d’avoir été élevé par elles et de partager ma vie avec l’une d’entre elles : au fond, croyez-moi, tous les Weinstein de la terre, mais aussi toutes les néo-puritaines, se savent bien minables à côté de ces femmes-là.

4 Commentaires

  1. #metoo et #balancetonporc n’avaient pas pour but de denoncer des personnes mais d’exposer le quotidien des femmes qui sont (toutes) sujettes au harcelement . pas besoin d’ecrire de nom , juste de partager son experience pour que les autres femmes sachent qu’elles ne sont pas seules .

  2. Ca ne vous cause pas de problème d’éthique d’écrire ce genre d’articles et depuis des années de publier régulièrement des tribunes défendant Roman Polanski? Adoubant les propos de Yann Moix?
    Quelle est la différence entre Weinstein et Polanski? Pourquoi l’un et pas l’autre?

  3. Je suis d’accord avec tout, mais je rajouterais un petit élément sur « Me too ». Je suis, comme vous opposée à la dénonciation d’individus dans ces hashtags, le fait de donner un nom précis. Cependant, je crois qu’il est important de faire prendre conscience de l’ampleur du problème. Sans rentrer dans la victimisation ou faire croire au traumatisme d’une main aux fesses, il y a dans ce geste les prémisses d’une atteinte à l’intégrité physique des femmes, très jeunes, et l’idée que le consentement est anecdotique. C’est une sorte de message subliminal que l’on passe aux jeunes filles très tôt, avec l’idée que si elles ne sont pas couvertes, elles cherchent…. Ce hashtag a pour but de montrer que toutes les femmes ont subi à un moment de leur vie, une agression sexuelle, et qu’elles ne doivent pas en avoir honte, en dépit du message qu’on leur fait passer souvent. Il y a donc, à mon avis une utilité pour faire comprendre à certains hommes la réalité de la grande majorité des femmes, prises en tenailles entre les prédateurs et les puritains!