Consulté par référendum, le peuple du Kurdistan irakien s’est prononcé en masse en faveur de l’indépendance du pays.
Parmi nombre d’observateurs étrangers du scrutin venus du monde entier, nous nous sommes rendus, BHL, le photographe Marc Roussel et moi-même, sur une des anciennes positions avancées de la ligne de front tenue par les Peshmergas du général Barzani, où fut tourné un des épisodes de Peshmerga (le film de Bernard-Henri Lévy).
En sa compagnie, nous avons assisté au vote des deux cent soldats et soldates qui veillent depuis le fortin sur la plaine de Ninive en contre-bas.
Enthousiasme, sérénité, sentiment que l’heure était historique. A la clôture du scrutin, tous brandirent devant nous, fièrement, noirci à l’encre indélébile, leur index vers le ciel : ils avaient voté pour l’indépendance de leur terre, ce rêve vieux d’un siècle, pour lequel tant de leurs aïeux et tant des leurs avaient sacrifié leur vie, tant d’autres avaient été tués, massacrés, déportés, gazés, déplacés, expropriés, arabisés de force. C’était fini. Plus jamais ça. Demain, le Kurdistan indépendant. Demain, un pays libre. Et un nouveau venu dans la communauté des nations.
Et pas n’importe quel nouveau venu! À l’heure où la démocratie recule partout, où l’autoritarisme, le populisme, le nationalisme, l’obscurantisme religieux, gagnent de nouveau, un nouveau venu laïque, avec un Parlement où l’opposition est majoritaire, une Presse libre, où l’égalité hommes-femmes n’est pas un vain mot, et un pays ouvert sur l’Occident.
Mais un nouveau venu qui, comme depuis l’origine, dérange par son irrédentisme dans un environnement arabe au sud et perse au nord; une société libérale, démocratique au beau milieu de régimes autoritaires qui l’enserrent de toutes parts. Aux yeux de la Bande des Quatre, Irak, Iran, Turquie, Syrie, le Kurdistan est un très, très mauvais exemple pour leurs peuples sous la botte et pire encore pour les minorités kurdes depuis toujours opprimées par ces régimes de fer.
Le Kurdistan, ce sont huit millions et demi d’hommes et de femmes (dont un million et demi de réfugiés chrétiens, yézidis, arabes, fuyant hier Mossoul et le nord de l’Irak tombés aux mains de Daech) qui vivent entourés d’un univers hostile dont les dirigeants, après avoir eu besoin des Kurdes contre Daech, se sont, le danger éloigné, brutalement réveillés.
Sous prétexte que le Kurdistan ferait partie de l’Irak, un Etat soi-disant fédéral (qui depuis des années ne remplit plus une seule de ses obligations, à commencer budgétaires, envers Erbil), Bagdad a multiplié les menaces pour empêcher la tenue du référendum de lundi dernier.
Devant le courage des Kurdes, ces éternels Résistants bravant l’interdit, la Bande des Quatre est passée à l’action.
L’Irak ferme ce samedi l’espace aérien du Kurdistan. Plus de vols sur Erbil, le pays sera coupé du monde.
Quant à Erdogan qui menace de couper le pipeline vital pour le Kurdistan et a lancé des manoeuvres conjointes avec l’Irak, « les Kurdes, dit-il, mettent le feu au Moyen-Orient », par le référendum. Vous avez bien lu : les Kurdes, pas Erdogan. L’Iran qui règne en maître à Bagdad via les milices chiites, a fermé sa frontière avec le Kurdistan et laisse ses protégés sur place menacer le Kurdistan d’une intervention dans la région pétrolière de Kirkouk, vitale pour le Kurdistan car sa seule ressource. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Qu’est-ce que c’est que cette vilenie occidentale ?
Certes, les Kurdes en ont vu d’autres, et de pires, au cours de leur tragique histoire, le dernier épisode en date face à Saddam Hussein. Et leur humeur est relativement sereine.
Mais le risque d’asphyxie est réel. Et d’abord pour le million et demi de réfugiés dans les camps, qui dépendent, pour une bonne part, de l’aide internationale en vivres et équipements, de la logistique et des équipes humanitaires d’expatriés, administrateurs, médecins, logisticiens qui se relaient depuis l’étranger. Ceux-ci bloqués sur place ou privés de relève, tout est remis en question.
Jusqu’où ira l’escalade des faiseurs de blocus ? Jusqu’à l’asphyxie ? Les plus hautes autorités kurdes nous ont assuré que le Kurdistan, qui n’a cessé de proposer à Bagdad une négociation sur tous les sujets pendants, ne se laissera pas faire. Le risque de guerre est faible. Les Peshmergas sont aujourd’hui 200.000 hommes, et l’armée irakienne, occupée à en finir avec Daech, ne peut mener deux guerres à la fois. Mais les troubles, les provocations dans la zone de Kirkouk et dans les zones « disputées » (arabisées de force sous Saddam Hussein) ne sont pas à exclure.
Un sujet de tristesse, en ce qui nous concerne, nous Occidentaux : au lieu d’applaudir à ce référendum et d’accueillir ce nouveau membre dans le camp de la liberté et la famille des démocraties, les pays occidentaux, à commencer par l’Amérique de Donald Trump, ont condamné le référendum et continuent de tenir soigneusement la balance égale, au nom de l’unité fictive du pays, entre un Irak arabe de quarante millions d’habitants déchirés par la guerre chiites-sunnites et le petit Kurdistan démocratique, accusé à demi-mots de « déstabiliser » une région qui-n’en-a-vraiment-pas-besoin et n’en a pas fini avec Daech.
Pas besoin de démocratie ? Ah oui, vraiment ? Et qui déstabilise qui ? Les Kurdes dans leurs frontières et dans leur plein droit, ou les milices chiites de Bagdad, ou encore les chars turcs stationnés dans le nord de l’Irak, ou bien les Pasdarans iraniens de l’autre côté de la frontière ?
Que vont faire les chancelleries occidentales qui ont avalisé le chantage des grands voisins du Kurdistan contre le référendum, si l’Irak, au prétexte de sa souveraineté sur le Kurdistan, demande la fermeture des représentations consulaires à Erbil ? Se plier ?
Que vont faire l’Amérique, la Grande Bretagne, la France, si le blocus irakien, et turc, asphyxie physiquement le Kurdistan ?
Une occasion historique a été manquée lors de ce référendum. L’indépendance du Kurdistan est irréversible. Nos pays, hélas, n’en auront pas été (« De Gaulle, réveille-toi, ils sont devenus amnésiques »). Les Kurdes feront semblant de ne pas s’en souvenir. Mais va-t-on, au nom de la Realpolitik, laisser, pour crime d’indépendance, un petit pays, le seul du Moyen-Orient avec Israël à partager nos valeurs, à la merci de ses si peu recommandables voisins ? L’Histoire d’un peuple sacrifié sur l’autel jadis des charcutages territoriaux et des intérêts de puissance hier encore va-t-elle se répéter ?