Bolt était à Londres. L’astre était là. Qui, les étoiles dans les yeux, ne l’a pas vu sur toutes les chaînes télé du monde ? Bolt était là sans pourtant… vraiment être là.

Le showman était bien présent avec sa légendaire dégaine de conquérant détendu au sourire rayonnant… The Conqueror, Yes I am the Conqueror. «Les gens humbles ne vont jamais loin», disait Ali. Ali, le plus grand ; Bolt, le plus rapide ; l’homme le plus rapide de tous les temps.

Bolt était revenu à Londres pour écrire majestueusement le dernier chapitre de sa légende, la chute glorieuse comme une histoire sans imprévu. Deux courses. Juste deux courses pour clôturer un parcours organisé comme un récit lumineux.

Première élévation: finale du 100 mètres, l’épreuve reine de l’athlétisme. Une ligne droite. Le sprint. La fulgurance. L’éclair. La ligne d’arrivée. L’insouciance, le coup d’éclat et la clameur promise, that’s all. La foudre aura frappé encore une fois. Et les commentateurs commenteront et Bolt fera le Lightning Bolt gravant dans la mémoire partagée, l’inoubliable happy end avec auto-reflets et selfies. Scénario écrit d’avance.

Action : 5 août ; starting blocks. La ligne de départ. Concentration. La tension qui monte. La respiration, le débit accéléré. Battement des cœurs. L’adrénaline. Les sourires ? Entre parenthèses. Le mental. Si tu veux, tu vas ; si tu veux gagner, tu vas gagner. Le mental. Les sacrifices. Tous les sacrifices consentis pour arriver là. Alors on ne joue pas. On ne joue plus. L’important n’est pas seulement de faire de son mieux : l’important est d’être le meilleur. Prêt à bondir. Bolt prêt à bondir. Le starter. Signal de départ. Le champion ne bondit pas. Le champion part sans partir. Comme s’il ne voulait pas partir ; comme s’il ne voulait pas faire cette dernière course ; comme s’il n’avait plus envie d’être le meilleur. Comme si le ressort était déjà cassé. Ou alors comme s’il était déjà en train de courir ailleurs, sur d’autres pistes de la life ; comme s’il avait déjà quitté Londres.

Mais puisqu’il faut respecter les engagements pris devant la planète entière, puisqu’il faut courir, Bolt en homme de parole, se reprend, accélère la cadence mais too late ! Trop tard ! Gatlin a déjà franchi la ligne. Bolt derrière Gatlin. Gatlin, le coureur mal aimé. Sentence sans appel déjà prononcée sans pitié : dopé un jour, dopé toujours et qui déteste la tricherie, ne saurait, n’est-ce pas, aimer les tricheurs ? Même repenti. Gatlin devant, mais c’est Bolt qu’on applaudit. Le champion, c’est toujours lui. L’immortalité, lui. Et vive Bolt, notre champion bien-aimé. L’amour pour aboutissement, c’est exclusivement pour lui.

Seconde course, deuxième épreuve : samedi 12 août, relai 4 x 100 mètres. La fête aura finalement donc lieu ce soir. L’équipe jamaïcaine et Bolt, attendus. Le plaisir, ce soir. Tonight is the night. Départ prometteur des guys de l’île au soleil. Conquérir encore une fois le ciel. Les pas fluides comme les mains agiles de Monty Alexander revisitant Take the A Train sur un piano endiablé, marquer l’histoire une dernière fois. Bolt se saisit du témoin. A Bolt de jouer. A Bolt de transpercer le brouillard londonien. A Bolt de conclure. Kingston capitale du monde once again. Bolt, le témoin à la main, fait quelques foulées et puis… Et puis comme une décharge… rien. Crampe. Bolt blessé. Bolt trébuche. Bolt n’ira pas au bout de sa course. Course inachevée. Course non accomplie. Défaillance. Il n’y aura pas de mise en acte du plaisir collectif espéré. Course manquée.

C’est que Bolt n’était plus là. Bolt est certes passé à Londres ; il a fait acte de présence mais il était déjà ailleurs. Il avait déjà tourné la page. Son moteur était déjà éteint. Son corps investi de nos fantasmes, nous voulions qu’il soit encore explosif, exceptionnel, unique. Qu’il soit encore là pour satisfaire notre désir d’aller toujours vite, plus vite que le temps, plus vite que le temps qui nous talonne. Bolt nous a rappelé que le dernier mot revient toujours au temps qui passe.

Nous voulions qu’il continue. Juste une dernière fois. Librement, il a refusé. Pourquoi continuer à souffrir pour être couvert d’amour ? Nous réclamions la répétition de ce que nous avions déjà vu en échange de notre flamme ; nous voulions revivre les mêmes souvenirs. Il était déjà dans un autre avenir refusant de repousser l’heure de la chute.

L’important, tout compte fait ? A l’allure des chemins, aux champs de toutes les courses possibles, demeurer dans la profusion des jours, le grain de lumière inattendu éclairant le temps qui vient et qui va.