Le humwee progressait lentement dans les rues défoncées des quartiers de la rive gauche du Tigre libérés la veille par l’armée irakienne. Les canalisations crevées inondaient les chaussées. Ici ou là, quelques cadavres des hommes de Daech gisaient encore sur les côtés. Des hélicoptères tournoyaient au-dessus de nous, lançant par intermittence un missile sur un dernier nid de l’ennemi. On entendait des répliques de mortier tombant au hasard. Entre deux bâtiments effondrés, les habitants sortaient, hagards, de leurs maisons, un drapeau blanc à la main. Amis ou ennemis ? Nous descendions du Humwee leur parler, les filmer. La distribution de vivres par l’armée irakienne faillit tourner à l’émeute, et un tir de sniper, venu dont ne sait d’où, dispersa les femmes qui avaient réussi à s’emparer des paquets de nourriture. On était en novembre dernier et nous tournions, avec Bernard-Henri Lévy, un film qui s’appellerait La Bataille de Mossoul. Nos cameramen suivaient sans désemparer les commandos anti-sniper qui passaient d’une maison à l’autre. L’un d’eux, Ala Tayyeb, était un rescapé. Un an plus tôt, lors du tournage du précédent film de Lévy, Peshmerga, il s’était élancé sur un pick up en avant du front, le véhicule avait sauté sur une mine, les quatre Peshmergas kurdes étaient morts sur le coup, et lui, Tayyeb, qui filmait sur le marche-pied, avait eu l’épaule arrachée. A peine guéri, là, rien à faire, il remettait ça.
Ce sont des hommes de cette trempe, un journaliste français, Stephan Villeneuve, et un fixeur kurde, Bakhtiyar Haddad, qui sont morts, tués par l’explosion d’une mine, lundi dernier à la lisière de la vieille ville de Mossoul où Daech s’est retranché, outre deux envoyés spéciaux, Véronique Robert, durement touchée et Samuel Ferey, plus légèrement. Nous avions croisé Bakhtiyar Haddad à Erbil, la capitale du Kurdistan, et sur quelques-uns des divers fronts un an avant la bataille de Mossoul. Il détestait la guerre en super-connaissance de cause. Il détestait ses drames, ses horreurs, sa folie, il s’attachait moins aux combattants qu’aux populations civiles et à leur tragédie. C’était un homme fraternel, qui faisait dangereusement son métier d’homme, traduisait sans relâche pour les journalistes français afin que le monde sache ce que Daech a fait au monde. Il est mort en combattant pacifique d’une cause qui est la nôtre à tous et pour donner réponse à cette question : pourquoi ces hommes combattent-ils, ces habitants résistent-ils, tous au péril de leur vie ?
Les amis de Stephan Villeneuve le dépeignent comme un grand reporter, un grand professionnel au sang-froid. Une mine, cette arme des salauds, a eu raison de lui. Voilà une victime de plus parmi les milliers que Daech aura laissées sur son passage. L’information a aussi ses héros tranquilles et ses martyrs. En Irak, ils sont vingt-six depuis trois ans.