Christine Bini : Votre anti-héros Aymon appartient à la même génération que vous, il a 18 ans en 1965. Pour la jaquette du roman, c’est une de vos photographies personnelles qui a été utilisée. Est-ce à dire que le roman est en partie autobiographique ?

Georges-Olivier Châteaureynaud : Aymon n’est pas moi. Son «cas existentiel» n’a d’ailleurs rien à voir avec le mien, hors du fait que sa jeunesse et la mienne sont contemporaines. Mais bien sûr, Aucun été n’est éternel se déroule en des lieux où j’ai vécu, il est peuplé de silhouettes que j’ai croisées, nourri de scènes auxquelles j’ai assisté, sonorisé d’une playlist inscrite dans ma mémoire, tout ceci amalgamé, intégré dans le mortier de la fiction. La photo utilisée pour la jaquette date à peu près de ce temps-là. Tout simplement, avec Olivier Nora, nous n’en avons pas trouvé qui évoque mieux cet instant particulier d’envol hors du nid dans la lumière de l’été.

 

C.B. : Ces années-là apparaissent à la fois libres (on part sur les routes, le Sida n’existe pas, etc.) et dangereuses (la drogue fait des ravages, Bert Jansch chante Needle of death). Quel regard portez-vous sur cette période ?

G.-O. C. : «C’était un temps déraisonnable» à sa façon, certes bien moins tragique, au moins en France, que celui dont parle Aragon dans son poème ! Voyons un peu : la guerre froide bat son plein… En fait les USA bombardent le Vietnam tous les jours, la Révolution culturelle va bientôt éclater en Chine, la question palestinienne s’envenime chaque jour… Cependant, en Europe les Trente glorieuses vont encore durer une dizaine d’années, une jeunesse relativement protégée par rapport à celle d’aujourd’hui s’émancipe et choisit la liberté. Celle-ci passe par le voyage, la musique, le sexe, la drogue. On ne risque pas encore le Sida, mais tout de même l’overdose, et aussi une marginalisation qui peut s’installer et perdurer. Le voyage, physique et mental, peut être sans retour. Quelques-uns ne sont pas rentrés.

 

C.B. : Dans votre roman, un personnage étrange, presque mutique, est un guitariste hors-pair, défiguré par un accident survenu dans son enfance. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce personnage ?

G.-O. C. : Ce personnage, Kilian, a un modèle dans la réalité, il s’agit de Jackson C. Frank. Américain, victime de très graves brûlures dans son enfance, il toucha à sa majorité, en dédommagement de cet accident, une fortune qu’il dilapida avant de connaître une fin terrible, décavé, alcoolique et drogué. Musicien, «folksinger», il a laissé un album comprenant au moins deux standards, My name is carnival, et surtout Blues run the game, que tous les «guitar heros» du folk ont interprété. J’ai brodé autour de ce destin la figure de Kilian, en y adjoignant des éléments totalement étrangers à la réalité.

 

C.B. : Dans un épisode lumineux, celui de l’escapade touristique avec Marion, il y a une scène qui m’a semblé comique : Aymon est à Epidaure, et lorsqu’il s’agit de murmurer une phrase pour que son amie du moment l’entende à l’autre bout du théâtre, selon l’acoustique bien connue d’Epidaure, il ne trouve à murmurer que le refrain de la chanson Le lendemain, elle était souriante. Que pensez-vous de votre personnage, au fond ?

G.-O. C. : Sans doute l’immaturité d’Aymon peut-elle se lire à travers ce passage. Mais il y a aussi que sa relation avec Marion, jeune Suissesse rencontrée à Mycènes, sera vraisemblablement sans lendemain. Ils se croisent dans la vie, vont passer quelques jours ensemble, puis reprendre chacun sa route, et ils le savent. Elle ne lui a pas caché qu’elle a quelqu’un en Suisse, et lui, de son côté, lui a délibérément menti en s’inventant une famille normale plutôt que de lui avouer qu’il est en fuite, d’une certaine manière, ayant préféré partir «en vacances» plutôt qu’assister à la mort inéluctable de son père malade et âgé.

 

C.B. : Vous montrez très bien dans le roman à quel point la seconde guerre mondiale est encore proche, en 1965. Elle n’a pris fin que vingt ans auparavant. Le personnage de Naze, avec son tatouage de croix gammée, n’est pas entièrement antipathique, et vous lui donnez un destin de rédemption. Le dealer Heinz, lui, affirme que sa famille a été dénazifiée, et que tout ça c’est de l’histoire ancienne. Mais vingt ans de distance, ce n’est effectivement pas grand-chose, à peine une génération…

G.-O. C. : Les jeunes gens des années 60 sont forcément des «enfants de la guerre», même et peut-être surtout s’ils sont nés tout de suite après. Ils ont découvert le monde, ils ont grandi dans son ombre épouvantable. La découverte des photographies et des récits des survivants des Camps, notamment, constitue un traumatisme collectif pour toute cette tranche d’âge, ce qui n’empêche pas le déni : le film de Bertrand Blier Hitler, connais pas, est de 1963. Reste que c’est tout près, parce que les pères et les oncles ont connu cette réalité indicible, qui parfois les a engloutis, qui souvent pèsera très lourd sur la génération suivante. Naze est le fils d’un collabo administrateur de biens aryanisés, et neveu d’un engagé dans la LVF. Il a baigné dans une culture familiale d’extrême droite et l’a revendiquée au point de se faire tatouer un svastika sur le dos de la main droite, se désignant ainsi au mépris général. C’est un élément important du roman, puisque Naze tombera amoureux d’une jeune Israélienne et s’efforcera de dissimuler ce marquage infâmant sous un gant blanc, avant de recourir aux grands moyens pour s’en débarrasser.

 

C.B. : Une grande partie de votre œuvre porte la marque du fantastique. Je pense au Démon à la crécelle, au Congrès de fantômologie, au Corps de l’autre, à L’Autre rive bien sûr, ainsi qu’à nombre de nouvelles. Aucun été n’est éternel, comme La Faculté des songes, est de facture plus réaliste. Comment décidez-vous de la tonalité du texte que vous allez écrire, et pourquoi ?

G.-O. C. : Ce qui décide, ce sont les histoires qui naissent successivement dans mon imagination, et qu’il m’incombe, si je puis dire, de raconter. Il est vrai qu’elles sont le plus souvent d’inspiration fantastique : c’est ma pente. En littérature, c’est un peu ma devise, «Suis ta pente, vers le haut ou vers le bas, elle ne peut mener qu’à toi…» Cependant mon sentier bifurque parfois, alors une idée plus réaliste m’accapare. C’est ce qui s’est produit avec Aucun été n’est éternel. Je ne doute pas que mon naturel revienne bientôt au galop… Sans doute le plaisir mêlé de nostalgie que j’ai éprouvé à évoquer à travers la fiction l’époque de ma jeunesse n’était pas pour rien dans le choix de ce sujet.

 

C.B. : Toute votre œuvre est marquée, si l’on y regarde de près, par l’exploration de la psyché. Ce qui vous intéresse, c’est ce qui fait l’homme ou ce dont l’homme est fait, et le mystère de notre présence sur terre… Si l’on s’en tient à cette analyse, quelle place occupe Aymon parmi tous vos personnages ?

G.-O. C. : Nul, hormis les prophètes, ne sait ce qu’il est venu faire sur Terre. Il revient à chacun de s’inventer une raison d’y durer un peu. La plupart y arrive tant bien que mal. Aymon n’en est pas encore là. Il flotte dans la vie, dans son être. Selon toute probabilité, il ne sera pas un homme d’action, il se dirigera probablement, s’il survit à sa jeunesse, vers la réflexion ou l’étude – comme ses parents, son père et sa mère enseignants, lui de sanscrit, elle de latin et de grec… Il s’en doute, et se rebelle, a priori, contre ce destin programmé. Le voyage lui ouvre provisoirement une échappatoire. Il lui permet aussi de se frotter aux autres, de les observer… Aymon observe ses compagnons de hasard, la petite bande de Plaka puis de Tanger et de Londres, d’un œil aigu. On pourrait dire qu’il les épie, qu’il s’efforce de comprendre, à travers leurs actes et leurs attitudes, la règle du jeu de la vie. Mais le mystère auquel vous faites allusion, celui de notre présence sur Terre, demeure intact. Nous n’avons rien de particulier à faire ici-bas. A nous de nous débrouiller avec cette évidence. Face à elle, Aymon me paraît un des plus démunis de mes personnages.

 

C.B. : En guise de conclusion, pourriez-vous nous dévoiler ce qui vous occupe actuellement ? Vos textes reflètent rarement l’actualité immédiate, mais ils ont pour fondement, ou fondation, la place de l’homme dans le monde, ou dans un monde, quel qu’il soit. Les temps que nous vivons vous inquiètent-ils ?

G.-O. C. : A la date où nous parlons (30 avril 2017, à quelques jours du second tour de la présidentielle) j’ai le sentiment que nous sommes au bord du gouffre… En 2002, au nom de la Société des Gens de Lettres de France que je présidais alors, j’ai appelé dans Le Monde et dans Libération à voter contre Jean-Marie Le Pen. Il me semblait que la fonction que j’occupais m’en faisait obligation. Aujourd’hui ma voix ne bénéficierait d’aucune légitimité semblable, d’ailleurs il semblerait que la voix des écrivains, en tant que tels, ne pèse plus guère dans le débat public. Je me tais donc, et n’en pense pas moins.