À Monsieur

Quand je feuillette le Figaro Littéraire, j’aime lire les articles de Sébastien Lapaque. On sent que ce monsieur aime à se déprendre de la grisaille de la production journalistique, marquée «au fer rouge» par l’obligation «inflexible» de ne générer que des phrases «compréhensibles par ta grand-mère» qui se finiront par «bruit et fureur», «sexualité débridée» ou encore «écriture du désastre». Au contraire, on lui voit toujours miroiter l’incipit, un peu à la façon de ces cartes postales qu’un détenu au bagne de Cayenne couvrirait de trouvailles, comme d’autant d’instants libres et volés – et ce n’est pas pour rien que je parle de bagne, alors que tel Lord Chandos, je m’effrayais de la quantité de métaphores possibles, surgies à la faveur des moindres objets que je pourrais rencontrer : Sébastien Lapaque a consacré son dernier article à la correspondance d’Alfred Dreyfus, publiée chez Grasset, riche de 408 pages. Certes, notre bagnard aux trois feuillets n’en a dit rien, en somme, sinon d’avoir joué sa première phrase ; et quelques anecdotes fines, afin d’aider le lecteur à tourner autour du livre au cas où une bizarre impulsion l’aurait conduit en librairie, au lieu de faire comme tout le monde et de n’aller plus qu’au bout d’un clic, dans le miroir richement achalandé de nos tablettes amazones.

Le patron de presse me répondra : «Qu’il n’en dise rien n’est pas grave ; de toutes façons, jamais un critique, ni a fortiori un journaliste ne disent quelque chose du livre dont ils parlent ; ils en parlent, et font exister alors le livre sur la seule vraie scène indubitable de notre présent.»
En l’espèce, la sienne.

C’est vrai. Mais je ne parviens pas à me défaire de ce sentiment que ce Monsieur Lapaque, en livrant ses lignes, soupire une nostalgie secrète. Je l’ai vue, comme Rimbaud a vu l’Aube. Vous savez bien. La brûlante déesse au contact de laquelle des amants en foule se sont immolés bien plus violemment qu’au sein froid de la Beauté de Baudelaire. La littérature. En ses jours, bénis, il fallait lui produire un livre en guise de rituel. (Etrange communauté d’intérêt des idolâtres et des marchands ; Mallarmé lui-même s’y laissa prendre.) Le livre était à la déesse ce qu’un temple était à ses cousines grecques : l’espace où le culte se rend. On s’y perdait car il était un labyrinthe afin qu’on s’y perdît – mais Monsieur, dédicataire du présent papier, m’en apprit le secret : le livre se ramenait à la page. «Une page de Proust, une page de Flaubert, une page de Céline se coappartiennent», m’écrivit Monsieur : dans la somme théologique constituée par le livre, la page est le rituel perpétuel. Buffon, ne se sachant ouvrir pas le bal[1] mais en percutant le premier fortissimo, nous avait estourbi de sa formule magique : «Le style est l’homme même.» La religion de la littérature serait donc une religion de l’auteur, annoncée par un zoologiste. On sait comme les hommes aiment à être aimés et vénérés ; on comprend qu’il y ait donc eu beaucoup de prétendants à l’hauteur – espèce animale promise à la voie de disparition, élective et qualifiante, à d’innombrables candidats jusqu’à nos jours.

Eh bien je voudrais proposer quelque chose. Je prendrai Monsieur Lapaque à témoin et lui dirai :

«Cher Monsieur, vous ne devez pas regretter de ne pas avoir parlé du livre . Vous subissez la redoutable conjonction des exigences de votre patron et de la défaillance de votre premier amour. La littérature – qui a déserté nos rivages depuis assez longtemps pour être suspectée d’intelligence avec l’ennemi. Car, comme pour ce pauvre Alfred, l’ennemi n’est pas où l’on croit : l’ennemi, cher Monsieur, est la littérature, comme, au temps d’Alfred, l’ennemi de la France était la France.»

«Je voudrais appeler un témoin à la barre. Franz Kafka. Nous tenons, vieux lecteurs du Journal, que Kafka aimait la littérature. Il se vouait à lui consacrer tous ses jours et toutes ses forces. Eh bien laissez-moi vous dire qu’il se payait là de mots, confondant l’idole avec son poème. Car, à présent que vous avez rendu votre pige, vous ouvrez le Château de Kafka. Vous découvrez : loin d’écrire des pages, ligne à ligne, autrement dit des miroirs tendus à sa personne pour le culte et l’encens, il écrit des phrases. Le Château est habité. Il y a un Comte. Son personnel est le plus grand mystère qu’il ait été donné de sonder, car on ne sonde pas le mystère du Comte. Kafka, pour ce faire, remonte à contre-courant le débit effarant du fleuve qui nous en éloigne, à force du seul geste dont l’homme soit alors capable : la phrase. La phrase s’enchaîne à la suivante, la contredisant, la complétant, la répétant jusqu’à la panique – mais jamais ne s’enchaîne à la page. Car une page est un tombeau qu’on orne et qu’on drape ; mais une phrase est un corps vivant, qui pense et qui parle. Musculeuse, répétitive, inlassable, la phrase de Kafka ; tantôt si simple et brève, tantôt complexe et tournoyante, raffinée et contorsionnée, elle part à la conquête du Château comme la seule Babel qui eût valu la peine : celle qui n’a pas de fin. Elle s’emplit alors de cette seule essence, précieuse, qui fait de la terre un jardin : la nomination. Chaque phrase met en jeu la précédente et la suivante et se met en jeu elle-même. Chaque phrase est l’effort où la pensée et l’incertitude qu’on appelle sensibilité unissent leurs forces, pour recommencer ; quant au récit, à sa trame, à ses personnages : bien sûr ! Il en faut ! Comme il faut bien qu’on ait un métier et aussi un domicile fixe. Mais l’essentiel est dans la phrase.»

«Concluons, cher Monsieur. Kafka, avec son Château maudit et son maudit comte, est exactement comme David avec son Dieu. Somme toute, c’est évident : il n’est pas un littérateur, mais un psalmiste. Tout l’art des Psaumes consiste à bien dire puis dire encore. Stiche après stiche. Dire et répéter, et, en répétant, renaître et susciter le Nouveau, c’est l’essence conjointe de la musique, de la poésie et de l’intelligence. Or dire et répéter, c’est ce qu’on appelle, en poétique biblique, la rime d’idées ou encore la rime de pensées. Or regardez-y à nouveau, et songez-y : Kafka, de bout en bout de son Château, est celui-là.»

«Dès lors, réjouissez-vous de votre phrase. Le livre est une vieille idole qui n’intéresse plus que le marché d’occasion, le Bon Coin, piteux, qui solde notre vieille gâteuse, l’idole d’hier, la littérature. Car où nous sommes tous requis comme au premier jour, Kafka, vous et moi, et chaque homme sitôt qu’il s’essaye à l’être plutôt qu’à s’y mirer, c’est à la phrase. C’est à la défendre, vive et enthousiasmante comme les épopées des premiers jours, que nous devons oeuvrer – car il y a des hommes qui ont décidé de la tuer, et il n’y a rien qu’ils ne haïssent plus que son insolente nouveauté.»


[1] Plus troublante sera, pour l’émule, la phrase suivante : «Or un beau style n’est tel que la par le nombre infini des vérités qu’il présente.» Heureusement pour lui, l’émule est un esprit fort.