Au XXe siècle, deux totalitarismes ont sévi.
L’un s’affirmait tel : Mussolini a en effet rapidement repris à son compte ce terme forgé par ses opposants.
L’autre totalitarisme a pu se réclamer au contraire, paradoxe surprenant, de la lutte antitotalitaire : je veux bien sûr parler du communisme, sous sa forme bolchévique en particulier. Surprenant, ce paradoxe l’est plus encore quand on considère par exemple combien l’idée que nous nous faisons aujourd’hui du système totalitaire doit à la célèbre dystopie d’Orwell, 1984, roman si fortement marqué par la critique du stalinisme.
Deux totalitarismes donc, des millions et des millions de morts de part et d’autre, et surtout des présupposés également monstrueux. Et pourtant, quelle remarquable différence de traitement réservée à ces deux totalitarismes et à leurs héritiers selon que l’on est de droite ou de gauche.
Par-delà les différences, et il y en a, c’est toujours bien de collectivisme qu’il s’agit, et si ça n’est le dénominateur commun de tous les totalitarismes – Arendt nous apprenant que le contenu d’une idéologie n’est jamais intrinsèquement idéologique ou totalitaire, et que réciproquement tout contenu peut le devenir –, c’est du moins le dénominateur commun de la tradition fasciste et de la tradition communiste.
Collectivisme : j’entends ce terme en son acception la plus large, morale plutôt qu’économique. L’abdication de l’individu face au tout dont il émane et auquel il devrait retourner.
Que ce tout soit défini comme la nation dans le cas du fascisme italien, comme la race dans le cas nazi, ou comme la collectivité sociale dans le cas des totalitarismes de gauche : le «peuple» ou la «nation» – différemment, s’entend, du fascisme – au temps de la Terreur, la «classe ouvrière», le «prolétariat» et j’en passe, toutes ces collectivités diverses pouvant aussi s’agréger l’une à l’autre, comme ce fut le cas de la nation et du prolétariat sous Staline. Dans le «meilleur» des cas, on peut bon gré mal gré rentrer dans ce tout ; dans le pire des cas, on ne le peut, et alors on n’a plus qu’à disparaître. Certains bourgeois ont pu devenir des prolétaires en s’identifiant à cette classe considérée comme universelle – ce qui n’est pas seulement vexant, soit dit en passant, pour la bourgeoisie ou l’aristocratie mais encore pour la paysannerie, les artistes ou les «marginaux» allègrement massacrés sous Staline au même titre que les koulaks et autres «capitalistes». D’autres non, et l’on connaît la suite. Le premier cas vaut mieux, parce que la vie vaut mieux, mais il reste atrocement sordide.
Un peu de typologie : je veux montrer en quoi les fondements mêmes de l’un et l’autre totalitarismes injurient l’humanité.
Quelques traits grossiers pour commencer, que je vais nuancer, compliquer ensuite.
Le totalitarisme de droite est biologique. A en croire les fascistes, nous ne serions que des bêtes. Notre âme elle-même, la culture, les arts se ramèneraient à l’immanence de nos liens les plus archaïques : les fascismes idolâtrent en effet les liens de chair. La race, cumulée ou non à la nation, la famille. Où les présupposés du culturalisme, «de gauche» mais herdérien, progressiste et pourtant tout droit venu de Maistre, rejoignent étonnamment, dreadlocks ou pas, ceux de cette «droite révolutionnaire» comme l’appelle Zeev Sternhell. Houria Bouteldja, porte-parole médiatique du Parti des Indigènes de la République, le revendique d’ailleurs et ses paroles pourraient résumer, quoiqu’elle se prétende de gauche, ce qu’est ce totalitarisme droitier : «J’appartiens à ma famille, à mon clan, à ma race, à mon quartier, à l’islam, à l’Algérie.» Remplacez l’Algérie par la France, le quartier par le village et ôtez l’islam : cette phrase ne sonne-t-elle pas comme la profession de foi d’une fasciste «bien de chez nous» ?
A ceux qui, par peur du rouge, ne voient pas ce qu’a de monstrueux tout énoncé politique se réclamant, même légèrement, de ce dégradant biologisme, je ne dis pas seulement qu’ils ne tirent aucune leçon de l’histoire : ils ignorent aussi ce qui fait la dignité de l’homme, «inférieur de peu aux anges» comme l’écrivait Pic de la Mirandole, et tel par sa puissance d’arrachement aux déterminations biologiques et sociales, par la confrontation aux décrets transcendants comme immanents dont il se montre si souvent capable.
Le totalitarisme «de gauche», lui, est mécanique. Si pour le fasciste je ne suis qu’un animal, je ne suis qu’une machine pour les héritiers du bolchévisme et c’était en vérité déjà le cas du temps de Marat et de Saint-Just. Je n’ai pas de parents, et il n’y a aucune raison que j’aime mes propres enfants plus que ceux des autres. L’amour se réduit à des connexions neuronales, à un spasme électrique, à quelques combinaisons de matière. Animal aussi en apparence, et rien qu’animal, me direz-vous, sauf que cette animalité est précisément pensée comme mode de la mécanique : elle n’est donc pas pensée du tout.
Aussi, lorsque l’on poussait à dénoncer ses parents, son frère, sa femme, en URSS, en Pologne, en Chine ou en RDA, ça n’était pas une dérive accidentelle du communisme : la haine portée aux liens de chair lui est consubstantielle et je ne parle pas seulement du communisme moderne, marxiste ou bolchévique. Renan et d’autres ont pu qualifier le christianisme de Jésus de «communisme», or qu’y trouvons-nous ? Cette haine de l’appartenance, déjà : «Si quelqu’un vient à moi et ne déteste pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et jusqu’à sa vie, il ne peut pas être mon disciple.»
L’idée même que la propriété serait le mal, le vol, une faute, un obstacle au développement économique ou au progrès politique, cette idée vient de là. Le communisme, c’est la haine de ce qui m’est propre : à ses yeux, les hommes sont échangeables, ce en quoi il ne diffère nullement d’une certaine philosophie capitaliste. A ceci près que cette dernière en vient à sacraliser la propriété parce que l’individu se réduirait à ce qu’il vaut, c’est-à-dire à ce qu’il peut vendre, quand le communisme, lui, déniant toute dignité métaphysique à la propriété privée, la rejette : « Ma maison, qu’est-ce à dire ? », demande-t-il, comme si nous habitions tous le monde de la même manière et avec les mêmes aspirations.
Huxley a montré dans son Meilleur des mondes qu’entre l’extrême du capitalisme et l’extrême du communisme, il y avait une possible jonction : elle s’opère justement par le déni d’animalité, qui va de pair avec la fin des liens charnels et familiaux comme avec l’élimination du sens véritable de la propriété privée, ou la persécution, dans le pire des cas, de quiconque y demeurerait attaché. Et si la violence s’exerce, c’est paradoxalement pour que soit mis un terme à la violence qui est en nous, à l’ouragan de l’âme et de la chair : une machine ne hait pas plus qu’elle n’aime.
En d’autres termes, si le totalitarisme de droite est l’idolâtrie des liens charnels, des liens organiques, le totalitarisme de gauche en est la négation.
«Père, gardez-vous à gauche, père, gardez-vous à droite !» Je me garde de ces deux réductionnismes, également monstrueux, également contraires à tout ce qui fonde l’humanité. Je suis un animal mais un animal, précisément, doué d’âme, né sinon pour la nier, du moins pour dialoguer avec mon animalité, non pour m’y enfoncer. Et machine je ne suis en aucun cas.
Dans Quatrevingt-treize, Hugo oppose deux révolutionnaires, Gauvain et Cimourdain. Cimourdain est un prêtre défroqué, aussi inflexible qu’un inquisiteur, «rentré dans le peuple», chaste, affreusement idéaliste, partisan de la Terreur ; Gauvain est un ancien noble, un soldat, qui croit aux Lumières comme Cimourdain mais ne voudrait libérer les hommes qu’avec le plus de douceur possible. Cimourdain ne connaît nulle exception à la règle, Gauvain pense que la vie est toute entière faite d’exceptions. Alors arrive la question de la famille : Gauvain doit aider à faire mettre à mort son oncle, royaliste. Sa conscience se révolte à ce moment : «Est-ce donc que la révolution avait pour but de dénaturer l’homme ? Est-ce pour briser la famille, est-ce pour étouffer l’humanité, qu’elle était faite ? Loin de là. C’est pour affirmer ces vérités suprêmes, et non pour les nier, que 89 avait surgi. Renverser les bastilles, c’est délivrer l’humanité ; abolir la féodalité, c’est fonder la famille.» Il faut croire en la prophétie : comme toujours ou presque, Hugo a tout compris, tout vu.
Mais mécanisme et biologisme peuvent, là encore, se combiner. Le futurisme italien, courant artistique étroitement lié au fascisme, témoigne d’un intérêt nourri, chez ces gens, pour le devenir-robot de l’homme, pour la vitesse, pour la machine ; comme la fascination techniciste des dignitaires nazis, sensible jusque dans la manière dont ils administraient la mort ou faisaient la guerre. D’un autre côté, l’une des sources du bolchévisme fut ce terrorisme populiste et nihiliste qui avait ravagé la Russie au tournant du siècle, ce que l’historienne Anna Geifman a magistralement exposé dans son ouvrage sur la question, La mort sera votre Dieu. Or le nihilisme, c’est la recherche du tout dans la mort et la mort nous ramène, par la fusion, aux forces de vie les plus archaïques.
Geifman montre qu’il a surgi dans un contexte où, déboussolés, de nombreuses personnes cherchaient «des substituts au sentiment communautaire issu de la société agraire, et à ses aspects économiques et religieux. Ou encore à la structure familiale traditionnelle alors atteinte dans sa stabilité même.» La révolution, la mort donnée aux autres et à soi, la haine devaient protéger de cet effroi du monde. L’individuation, redoutable, était niée à travers les meurtres de masse. C’est bien là qu’est né le bolchévisme, et c’est toujours ainsi que pensent les terroristes, islamistes notamment.
On pourrait étendre la liste des totalitarismes. Le plus ancien et la matrice de tous les autres, c’est le totalitarisme religieux, qui sacrifie la personne à Dieu et l’immanence à la transcendance : il revient aujourd’hui en force, sous le visage de l’islamisme justement – quoique la rhétorique d’un certain sionisme religieux s’y apparente tout autant. L’antiracisme pourrait devenir totalitaire à son tour, mais soit comme refus de la différence et de l’appartenance, soit comme leur sacralisation, à l’américaine : immoler la relation au quant-à-soi. Le transhumanisme est un totalitarisme mécaniste, comme le bolchévisme, mais la relation, c’est sur l’autel de l’individu qu’il l’immole : je le répète, le collectif n’est pas intrinsèquement totalitaire, et rien n’empêche l’individu de le devenir à son tour. La culture de masse instille un esprit babélique, faisant de nous des machines à produire des séries d’émotions standardisées. Un certain extrémisme de la modernité et du progrès est totalitaire par son refus de la relation également, de la relation dans le temps, de la filiation, de la durée : c’est le délire d’auto-engendrement, déjà présent en 93 ou sous Lénine et Staline. Les campus académiques américains en sont remplis.
Alors, qu’est-ce qu’être antitotalitaire ?
C’est, me semble-t-il, de choisir la relation plutôt que le tout. Le tout de l’individu comme le tout du collectif.
C’est de croire au visage de l’homme.
C’est de penser en un mot, comme le dit si joliment Boris Vian dans L’écume des jours, que «ce qui compte, ce n’est pas le bonheur de tout le monde, mais le bonheur de chacun». Je prie pour qu’en ce moment fatidique il ne soit pas un de mes lecteurs qui ne fasse cette maxime sienne.