« Je crois à la vertu du petit nombre ! Le monde sera sauvé par quelques uns ! »
André Gide, in André Gide de Marc Allégret
Commençons par fixer le vocabulaire. Selon les cas, on veut que le Web soit tantôt généraliste, tantôt personnalisé, tantôt hyper-personnalisé ; du Big Data à l’intelligence artificielle, une grande variété de stratégies est censée procéder de la variété des techniques, des algorithmes, bref, des gestes appliqués sur les connectés. Entre segmentation, personnalisation et hyper-individualisation, nous affirmerons sans hésiter que le geste est le même, et qu’il n’est pas nécessaire de nous étendre : pour traiter avec un homme, une machine doit l’avoir prévu ; qu’on ait «prévu» un ultra-individu ou une masse d’hommes, peu importe. On tient donc, à quelque échelle que ce soit, que l’homme est prévisible, qu’il s’appelle M. X, «Tout le monde», ou M. Tout le monde. De la sorte, on pourra aussitôt dire que le changement radical promis, avec l’intelligence artificielle, n’est nullement un changement quant au présupposé, donc quant à l’essentiel.
Ce présupposé est l’avatar d’une erreur énorme, qui aurait pu se ranger sagement parmi les doctrines philosophiques, sinon qu’elle affecte notre monde et sa vision depuis 150 ans. Une erreur savante, une erreur ultra-documentée.
Celle qui fonde toute la sociologie, et par conséquent toute la com, toute la science politique, toute la publicité des deux siècles qui suivent – sans compter d’autres aberrations comme la pédagogie. Vrai ou faux, le nom de Durkheim y est attaché.
Cette idée : «la société est plus grande que l’homme.» L’homme, donc, s’y puise. Rien de nouveau : le réseau en est seulement le nouveau nom, âme dont l’homme est le membre, ou, si l’on veut être plus méchant, la cellule ; selon les options, le réseau de ses proches, ou, plus actuel, le réseau de ses propres gestes, de ses propres clics (son «Historique»). Microcosme, macrocosme, peu importe.
Pour être pessimiste comme tout le monde, on peut dire qu’il y a là la source du dernier totalitarisme, à la fois su de tous, admis par tous, et vêtu de mots aussi douçâtres que «service client» et «business model» : le totalitarisme du réseau mondial, personnifié par les GAFA, qui répond de mieux en mieux à nos questions avant que nous les lui posions. Dans le fond, nous savons qu’il n’est plus besoin d’un homme à moustache, taillée en carré ou à la géorgienne, pour nous l’imposer. Nous nous l’imposons à nous-mêmes – il ne nous reste plus qu’à verser une larme sur l’humanité disparue.
Or c’est un fantasme.
Un fantasme réaliste – ou le fantasme du réalisme. Bien entendu, les constats sont vrais – si tant est qu’un lieu commun soit vrai de juris. Bien entendu, la plupart des hommes sont déterminés et prévisibles, soit à partir des autres, soit à partir d’eux-mêmes. Nul besoin de SF : Balzac et sa Comédie Humaine, Nietzsche et son «nuage des Moi» ont déjà tout dit. Plus nous sommes grégaires, d’idées et de comportement, moins cette prétention qui est la nôtre de dire je est recevable ; plus nous sommes prévisibles, moins nous vivons. «Mais c’est notre lot commun, de vivre peu»? Certes. C’est notre faute.
On n’accède au rang du vivant, en matière d’homme, que dans la mesure de notre sortie du réseau ; la pensée, la parole, le geste sont singularisants, et cette singularité repose entièrement sur l’acte d’une pensée, d’une parole ou d’un geste – non sur moi. Le digital ne connaît, au mieux, que moi ; or vivre consiste à varier hors de moi : le «nouveau monde» prétend m’y enfermer.
Cherchant un équivalent réel à ce réseau pour une analogie moins indigeste, je le nomme la tourbe, parce qu’il signifie à la fois, en langue littéraire, la foule, et en sciences naturelles la matière végétale décomposée faite de végétaux, eux-mêmes parasites de couches de végétaux morts. Un vrai tissu social.
L’énorme erreur : poser dogmatiquement que la tourbe a raison de l’homme. Or au contraire, l’aventure de l’homme n’est advenue que dans des gestes qui détachaient cet heureux, quelque souffrance en résultât, de son réseau. Il n’y a pas d’autre aventure. Qui osera dire qu’il n’y a pas d’aventure ?
L’homme vivant est toujours une surprise imposée à l’humain. L’homme est toujours plus libre que l’humanité, et le singulier est toujours plus surprenant que tous les réseaux auxquels on veut qu’il appartienne.
Il faut rappeler cette vérité somme toute évidente pour comprendre que le Big Data, avant d’être terrifiant, gigantesque, léviathanesque, que sais-je, est bête. Or cette donnée, qui pourrait être indifférente, tend à être de plus en plus coercitive pour nous.
Autre mue de la même erreur : la fameuse performance intellectuelle de la machine, en passe de distancer celle du cerveau. Une pensée authentique est Nouveauté ; dès lors, quoiqu’elle s’habille d’une faculté, elle reste unique et inassimilable. Regarder la pensée comme une performance revient à nier tout contenu à la pensée ; or elle est, seulement, son contenu. On ne pense jamais qu’une fois, car l’autre fois est une autre pensée. La réduction de la pensée à la performance traduit la haine du Nouveau. On pourrait dire, sans trop de risque, la haine de la création humaine. Elle est généralisée aujourd’hui.
Je propose, non pour posséder mon idée mais pour la faire circuler, de faire dans le monde digital ce que Multatuli avait inspiré dans son Max Havelaar. Le commerce était infâme parce qu’esclavagiste ; il fut question d’en inventer une pratique vertueuse. Je propose que se réunissent, en français et en anglais et encore dans quelques langues, des hommes que préoccupe l’esclavagisme qui vient sous le nom d’intelligence artificielle ; d’hommes puissants et compétents (et non d’un comité d’éthique, qui n’est jamais ni puissant, ni compétent) et conscients du caractère fragile de ce que nous défendons, pour l’invention d’un nouveau label à destination des entreprises et des start-up du monde digital ; un Max Haavelar de la protection de l’esprit.
Moi, je l’appellerais le Bâton, pour rendre justice à Moïse et à Gandalf – et y réunir par là les penseurs et les geeks.
Appuyons-nous sur le Bâton, pour explorer le pays du Big Data, qui n’est peut-être pas le Mordor, mais qui est loin d’être une terre promise.
Il ne s’agit pas d’inventer une marque. Ce label doit être un signal pour susciter une prise de conscience chez les acteurs du digital. Celle de la folie du paradigme sur lequel tout repose et qui nous asservit. Il n’y a aucune raison pour que la technique nouvelle ne puisse servir l’intelligence humaine. Il suffit seulement de le lui apprendre, pour rappeler à chacun qu’il lui appartient de se libérer.
Avec Dan B., fondateur de start-up.
« L’homme pense, donc je suis », dit l’ordinateur, ou celle-ci :
« je n’est pas eu de chance, c’est l’homme mon dieu».
Dans son défit contre Deep Blue, Gary Kasparov a avoué qu’il a eu la sensation que l’enchaînement des combinaisons de son adversaire-ordinateur ne pouvaient être le fruit des seuls algorithmes mais qu’il s’agissait, pour lui, d’un véritable ressort de la pensée.
Dans le domaine des recherches de la compréhension et de la « reproduction » de l’esprit humain, le MIT a présenté des traces plutôt « encourageantes » même si inquiétantes.
« We examine the hypothesis that consciousness can be understood as a state of matter, « perceptronium », with distinctive information processing abilities. We explore five basic principles that may distinguish conscious matter from other physical systems such as solids, liquids and gases: the information, integration, independence, dynamics and utility principles.
Voilà nous déterminés en terme de matière par la dernière découverte de Max Tegmark du MIT dans le domaine des recherches de la conscience humaine, cette réalité mystérieuse et jusqu’ici métaphysique qui nous échappe, postulant que l’esprit humain n’est qu’un état de la matière, qu’il appelle le perceptronium.
Peut-on balayer d’un revers de main qu’un jour les héritiers d’un Deep Blue quantique pourront entreprendre la découverte de l’Univers à des millions d’années-lumière et qui à ce stade est interdite aux humains ?
Si on pense à la puissance des milliers de qubits avec lesquels pourront travailler les ordinateurs quantiques, la simulation de la conscience humaine paraît possible. De la à reproduire en laboratoire l’homme et la femme relève de la cybernétique.
Oui, M. Bacqué, appuyons nous sur le Baton ! Quelle forme prend-il concrètement ? Vraiment, je veux le savoir.