J’appartiens, par l’histoire et la langue, à une très vieille nation, l’une des plus vieilles au monde : la France.

Et j’appartiens par l’esprit à un très vieux peuple, le peuple juif, qui est l’un des plus vieux peuples de la terre, comme l’est le peuple kurde – et qui a fini par fonder l’un de ses plus jeunes Etats, Israël, comme vous êtes vous-mêmes, Kurdes, à la veille de fonder un Etat plus jeune encore.

Vous existez, comme peuple, depuis si longtemps !

Vous avez vécu tant d’épreuves, enduré tant de vicissitudes et subi tant de dominations !

Or les empires sont passés, les tyrans se sont écroulés, vos bourreaux sont tombés dans les poubelles de l’Histoire – mais vous avez tenu bon, vous avez résisté aux forces qui rêvaient de vous voir disparaître et vous voici à la veille de ce rendez-vous unique, annoncé par votre Président il y a quelques jours encore, qu’est l’autodétermination d’une nation dotée d’un Etat libre et permettant à tous ses citoyens de vivre libres et tête haute.

La nation Kurde s’est forgée, depuis des siècles, dans la douleur et la fierté.

Elle s’est renforcée dans la guerre contre le terrorisme islamiste que nous avons menée ensemble et dont vous avez été longtemps, trop longtemps, le seul fer de lance.

Et je ne connais pas un Peshmerga qui, tandis qu’il livrait ce combat commun, n’ait eu aussi le regard tourné vers l’accomplissement de ce rêve ancestral d’indépendance sur sa terre millénaire : Mossoul sera libérée ; Daech sera vaincu ; et, quand viendra le moment de ce referendum dont Massoud Barzani vient de rappeler, donc, qu’il est un droit imprescriptible pour les Kurdes, je sais que le peuple du KRG votera comme un seul homme et que la volonté de chacun sera commune à tous.

Eh bien sachez que, pour le Français que je suis ainsi que pour l’héritier, que je suis également, du peuple à la « nuque raide » qui a triomphé des pires persécutions, cette perspective, cette promesse, cette refondation annoncée de l’antique nation kurde dans la forme d’un État, sont une grande et belle nouvelle.

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J’entends souvent dire, jusque chez vos plus proches alliés, que la reconnaissance d’un Etat Kurde pourrait être une menace pour l’équilibre régional et la paix.

Je crois exactement le contraire.

Et je crois que vous serez, en réalité, un pôle de stabilité dans une région de plus en plus souvent livrée aux démons du fanatisme et de la terreur.

Car qu’appelle-t-on, à la fin, stabilité ?

Le respect des frontières.

Le règne d’une loi claire, valant clairement pour tous.

Ce minimum de respect de l’autre qui fait que l’on ne jette pas sur les routes, comme le fait aujourd’hui, par exemple, la tyrannie en Syrie, des millions de réfugiés arrachés à leur foyer.

Toutes choses que les tyrannies n’ont, de Saddam à Bachar, cessé donc de bafouer – et que l’honneur des Kurdes est d’avoir, à l’inverse, maintenues contre vents et marées.

N’êtes-vous pas l’un des rares lieux, dans cette partie du monde, à donner l’exemple de la démocratie, du primat des valeurs de tolérance et de coexistence des cultures, du dernier mot laissé au droit ?

Et dans quelle autre partie du Proche-Orient musulman croit-on en un ordre géopolitique où la paix doit l’emporter sur la guerre, la concorde sur les haines, la curiosité et le respect de l’Autre sur la guerre entre civilisations ?

C’est la raison pour laquelle je dis que la naissance d’un Etat- nation kurde sera un facteur, non de désordre, mais de paix.

Et c’est pourquoi je crois très profondément que, dans cette zone de tempêtes, balayée par tant de vents mauvais, menacée par les pires idéologies et la violence qui va avec, votre renaissance comme nation indépendante et Etat, sera une avancée – et aidera à conjurer les terribles génies du délitement, du chaos et des convulsions meurtrières.

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Quelle nation allez-vous être – vous, ce très vieux peuple ?

Grand peuple par l’Histoire, vous serez une petite nation par le nombre – quelques millions.

Mais vous ne serez pas pour autant, et je veux y insister, une nation fragile ou faible.

Il y a beaucoup d’exemples, dans l’Histoire, de ce que l’écrivain français Milan Kundera a appelé des « petites nations » qui sont des nations solides et fortes parce que leurs peuples sont unis face à leurs puissants voisins ; parce que ce sont des peuples où le glaive n’a jamais été loin de la charrue quand est venu le temps de défendre la patrie ; et parce que ce sont des nations-citoyennes, grandes par l’histoire et par l’esprit davantage que par l’ethnie, le sentiment de supériorité ou le culte d’une identité arrogante et fermée à autrui.

Eh bien vous serez l’une de ces nations.

Vous resterez, lorsque vous accéderez à votre être-nation, ce peuple de volontaires qui savent pourquoi ils combattent et qui, du plus petit au plus grand, du plus modeste des Peshmergas au plus glorieux des commandants, n’hésitent pas à prendre les armes pour décourager et défaire le despotisme.

Et puis vous serez unis également par ces valeurs d’ouverture et de démocratie dont je ne connais pas, je le répète, tant d’autres représentants dans cette partie du monde – et cela sera une autre raison de votre grandeur paradoxale mais vraie : parce que vous avez été le creuset où se sont fondus, depuis des siècles, tant de communautés, parce que vous avez été ces soldats de la liberté permettant au peuple chrétien de n’être pas exterminé sur la dernière terre au monde où l’on parle encore la langue du Christ et parce que vous avez défendu et illustré, entre femmes et hommes, jusque dans les combats les plus âpres, le principe d’égalité qui fait les grandes civilisations, vous serez, oui, cette forte et solide nation.

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Vous serez aussi une nation-refuge pour tous les vôtres que les cruautés de l’Histoire ont dispersés.

Je sais, naturellement, que le peuple kurde est divisé.

Je suis bien conscient que cette division n’est pas le seul fait de nations ennemies œuvrant de manière sournoise à votre démembrement, mais qu’elle est aussi affaire de désaccords sérieux, de querelles réelles et profondes et de visions différentes de ce qu’être Kurde veut dire.

Et je pense, soit dit en passant, que les peuples n’ont jamais intérêt à intimer silence aux idées, aux valeurs et aux visions du monde qui, lorsqu’elles sont antagoniques, participent du libre débat et font que l’on peut être frères mais, néanmoins, frères ennemis.

N’empêche.

Vous serez, nonobstant ces différends engendrés par l’Histoire mais, pour l’heure, incontournables, un abri, un foyer et une maison commune pour la grande famille kurde dépossédée et exilée.

Vous serez, non seulement un recours, mais un exemple, une référence, peut-être un modèle et, en tout cas, une source d’espérance pour le peuple kurde dispersé.

Et vous serez, si l’on me permet la comparaison avec l’une des plus grandes nations du monde mais aujourd’hui, comme vous savez, abaissée par ceux-là même qui prétendent la diriger, une « shining city upon the hill », une étoile lumineuse et fixe pour tous les égarés du Kurdistan.

Vous serez cette nation très singulière.

Vous aurez ce rôle dans l’histoire multi centenaire de votre peuple.

Vous serez, pour la raison que je viens de dire, cette nation à part dont il ne faut pas craindre de souligner la vocation universelle et, si les mots ont un sens, proprement internationaliste.

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Mais vous le serez pour une autre raison encore.

Il y a une chose qui me frappe depuis que je viens et reviens au Kurdistan.

C’est que vous êtes un peuple à plusieurs langues : la vôtre, cette langue-mère, de très ancienne culture, qui est la langue du peuple kurde – mais aussi les autres langues, toutes les autres, acquises dans l’exil et qui ne sont pas moins les vôtres.

C’est que vous êtes, somme toute, une nation bariolée, d’origine diverse, cosmopolite – comme la nation française qui s’est enrichie, au fil des siècles, d’immigrants, de populations opprimées et formant, désormais, la nation française dans sa diversité.

Et je ne parle même pas du fait que vous êtes aussi, là, sous nos yeux, un havre pour les communautés chrétiennes et yézidies martyrisées qui ont cherché asile chez vous et que vous avez si généreusement accueillies !

Pour cette raison aussi, vous êtes et serez cette nation très spéciale que j’ose dire « internationaliste ».

C’est un beau mot, l’internationalisme.

Il a été, depuis deux siècles, l’âme de tant de combats pour la liberté !

Il a produit tant de courages, de résistances, de sacrifices, de beaux cris, de beaux écrits !

Il a nourri, malgré les pièges où il s’est parfois précipité et enferré, ce que l’Europe et, en Europe, mon pays ont pu avoir de meilleur !

Eh bien cette histoire est aussi la vôtre.

Et c’est l’un des mérites du Kurdistan d’avoir été, jusqu’aujourd’hui, l’un des lieux du monde où cette flamme de l’internationalisme a brillé.

Songez, en cet instant, à la lutte contre Daech.

Vous l’avez menée, cette lutte, pour vous-mêmes mais aussi pour le reste du monde.

Vous y avez, main dans la main avec vos alliés, plaidé pour le Kurdistan mais aussi pour la civilisation.

En sorte que vous y avez été internationalistes de fait – mais aussi par l’âme et par le cœur.

C’est ce que montre ce film, que je vous présente aujourd’hui, sur la bataille de Mossoul.

Vous allez vous y retrouver, peut-être vous y reconnaître – mais le reste de l’humanité y est aussi et c’est, à mes yeux comme aux yeux de François, Gilles, Camille, Olivier et Ala, les camarades qui ont tourné le film avec moi, un autre signe de votre grandeur.

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Un dernier mot.

Bientôt, vous serez libres.

Bientôt, très vite j’espère, se tiendra le référendum d’autodétermination annoncé par votre Président et vous serez indépendants.

Mais vous resterez entourés de puissants voisins pour qui cette indépendance, ainsi que la liberté qui règnera chez vous, ne seront pas de bons exemples.

Il y a, dans cette région, tant de fausses nations, tant d’anti-nations et de nations prisons des peuples où vos frères et cousins kurdes, notamment, sont encore enfermés, que vous serez un vivant reproche pour leurs régimes et donc un embarras.

Et j’ajoute que, face aux nouvelles épreuves que cet embarras créera, face aux défis qui vous attendent et que votre indépendance ne suffira pas à relever, il vous arrivera d’être aussi seuls que vous l’avez été dans les pires moments de votre histoire : le général de Gaulle disait qu’un peuple n’a pas d’amis et vous verrez, hélas, que vos amis d’aujourd’hui ne seront pas toujours vos amis et qu’il pourra leur arriver de préférer leur prétendu ordre mondial à la justice, à l’amitié et même, je le répète, à la cause bien comprise de la stabilité et de la paix.

Je sais que vous savez cela et que vous vous y préparez.

Mais laissez-moi juste, alors, vous dire une toute dernière chose.

Les hommes qui ont fait le film que vous allez, maintenant, découvrir sont, eux aussi, vos amis.

Ils sont les représentants de ces millions d’hommes et de femmes qui, hors d’ici, en France et dans le monde, ont cru au Kurdistan quand les puissances n’en voulaient pas.

Eh bien cette amitié-là, ce soutien des citoyens du monde dont nous ne sommes, finalement, que les modestes représentants, ils sont, eux, bien plus constants ; ils ne vous feront, eux, jamais défaut ; et c’est de cela que nous sommes venus, aujourd’hui, témoigner.

Vive l’indépendance du Kurdistan.

Longue vie au peuple kurde et à son rêve.

Cette guerre touche à sa fin – mais nous écrirons encore, ensemble, d’autres belles pages d’espoir.