Nous ne sommes franchement pas gâtés.
Coup sur coup nous avons vu un notable réactionnaire se réclamer lourdement de son christianisme de vignette pour mieux rallier la prétendue « Manif pour tous » : le même fustigeait il y a quelques années les pratiques alimentaires « ancestrales » des juifs et des musulmans – drôle d’accusation, n’est-ce pas, pour un conservateur assumé, et comme si, pires à ses yeux mais on se demande pourquoi, que la corrida, la chasse à courre ou l’élevage en batterie, elles n’avaient aucun droit de cité, ces pratiques, sur notre territoire ; un politicien aux idées fumeuses choisi par le parti de Jaurès pour le représenter malgré son mépris de la laïcité, laquelle n’est pas à l’en croire « une conviction » mais « un principe » (que celui qui lui a écrit cette phrase absurde vienne me l’expliquer : peut-être est-ce moi qui me coucherai moins bête ?), et selon qui les cafés interdits aux femmes au nom de la décence islamique ne posent pas problème ; un nouveau Thorez d’une part, passé de l’économicisme classiste et du refus de toute métaphysique nationale à un étrange discours d’enracinement parce qu’il a compris que les bobos seuls ne lui feraient pas dépasser les 10%, au reste résolument, et depuis toujours, ami de ce Kremlin qui massacre encore, impérialiste, obscurantiste, francophobe et liberticide ; un centriste libéral d’autre part, prétendant que la France n’a pas de culture propre (« Il n’y a d’ailleurs pas une culture française, il y a une culture en France… ») et, si je comprends bien ses propos, que tout ce qui s’y fait, dit, ou écrit aujourd’hui peut valoir Hugo et Delacroix, Fauré et Baudelaire, Rameau, Rabelais et Georges de La Tour, Louise Bourgeois, Proust et Apollinaire, et pour la seule raison que ça s’y fait là, sur un sol hôtel de toutes les diversités : l’un et l’autre, quoique le premier un peu moins qu’avant, professant en somme que seul l’argent compte, qu’on prétende le haïr ou qu’on le célèbre ; l’héritière enfin, c’est le cas de le dire, d’un parti alliant naguère pétainisme et thatchérisme, mais convertie par un ancien ami à la « gauche du travail » : rompant pour le coup avec la « droite des valeurs », la voilà qui se fait désormais l’avocate d’un laïcisme agressif en même temps que d’un identitarisme étroit pour lequel on n’est pas français si l’on est aussi d’ailleurs, si l’on professe une quelconque singularité ou même si l’on parle correctement anglais.
Sacrée identité, que tous ou révèrent ou méprisent sans nuance !
Toujours devoir choisir entre autochtonie et déracinement, comme si l’on ne pouvait pas avoir des racines et en même temps une identité ductile, accueillante, « rhizomique » eût dit Glissant, communiquant à ce qui l’entoure et l’accueille en retour… Maudit débat politique qui nous force à choisir entre des croyances, des opinions toutes fausses, dangereuses peut-être. Je sais bien que la démocratie ne doit pas être royaume de vérité (telle est seulement la prétention des théocraties ou des régimes totalitaires), mais de voir à ce point déraisonner ceux qui se présentent à nos suffrages me fend le cœur. Je veux bien faire mon choix et loin de mon propre idéal, et loin de l’absolue vérité, mais je déteste de voir que celle-ci n’est pas même visée par ceux-là qui veulent me gouverner et ne se battent qu’à coups de petites phrases et de positionnements tactiques. Qu’au moins les moyens, car c’est aussi ça, la politique, soient justifiés par une noble fin ! Il en va rarement ainsi. Soit ils ne croient en rien soit alors ils y croient trop et décidément leur France n’est pas la mienne.
Il y a une culture française. Petit-fils de métèques, elle est mon amour et ma fierté. Enseignant d’ailleurs le français à l’étranger, je constate aussi ce que ni Benoît Hamon ni François Fillon, ni Emmanuel Macron ni Jean-Luc Mélenchon, et certainement pas Marine Le Pen, ne sont capables de voir – ou bien qu’ils le disent ! Et c’est que la France rayonne par sa culture d’abord, par sa langue qu’à l’Université de Columbia, et ça n’est qu’un exemple, des milliers d’élèves rencontrent à un moment de leur parcours, apprennent, lisent et parlent. Pensez-vous franchement que notre pays s’illustre par le pouvoir d’Airbus ? Cela pourrait changer demain, mais sa culture, sa langue, ce qu’il est réellement et qu’il faut bien appeler son identité, voilà ce que personne ne saurait lui ôter.
Cette identité, c’est une lente poussée, ce sont des siècles où se mêlèrent les sangs, versés par la haine comme par l’amour, de cent peuples. « Une nation est une âme » écrit fameusement Renan, « un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » Il ajoute : « Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser. » L’identité nationale est donc le lieu où l’immanence et la transcendance se rejoignent et se fondent l’une l’autre. Nous ne sommes pas, comme on l’a parfois cru au XVIIIe siècle, des individus abstraits ayant abstraitement contracté avant de faire société : nous le saurions ! Mais nous ne sommes pas davantage comme les végétaux prisonniers du sol où ils s’enracinent, nous sommes les enfants d’un très vieux passé que nous choisissons chaque jour de continuer à faire vivre.
Pour la France, c’est cette « vieille âme de la Gaule » dont Hugo dans Les Misérables dit qu’elle « gamine », qu’elle se révolte, qu’elle se rit des dogmes et des miracles quand elle ne provoque pas elle-même ces derniers. Il n’y a rien là qui soit figé, c’est plutôt une nécessité qui s’atteint dans la durée, c’est la magie du passage, oui, de ce qui passe et se passe. Rien là non plus qui exclue, au contraire : cette identité fut la maison d’accueil de mes grands-parents, je l’en chéris du coup et frémis qu’on nie son existence ou sa dignité.
Et pourtant. Est-ce à dire qu’il faille se vanter de ne parler aucune autre langue ? Nos plus grands écrivains furent souvent polyglottes : Rabelais, Montaigne, Voltaire, Chateaubriand traducteur de Milton, Proust de Ruskin, Nerval de Goethe, Baudelaire et Mallarmé de Poe, n’étaient-ils donc pas, Madame Le Pen, assez français à vos yeux ? La culture que vous dites aimer et qui, digne qu’on l’adore, l’est aussi surtout parce qu’elle s’abreuve de mille sources qu’elle exalte en elle-même, cette culture est insultée des railleries qu’en son nom vous avez cru bon d’envoyer au visage de votre rival, Emmanuel Macron, pour l’anglais, je vous cite « Le candidat à la présidentielle Macron va à Berlin faire une conférence en anglais… » (« Pauvre France », avez-vous lamentablement ajouté), l’anglais qu’il parlait devant les étudiants de Berlin. Car le français, et ça n’est pas dire qu’il n’existe pas ou que la culture qui naît de lui et de ce sol n’existe pas en tant que telle, le français existe justement aussi par Shakespeare, Dante, par Goethe…
Non, votre vision de ma langue l’humilie, Madame, c’est celle d’un rustique patois qui emprisonnerait ses locuteurs, alors qu’elle m’arrache et me libère. Comment expliquer aux enfants de France que l’école vaut mieux que leurs goûts consuméristes, que leurs pulsions tribales, si ça n’est pour leur proposer que cinq cents mots, quelques habits folkloriques, et la VF de Braveheart, votre film préféré je crois, preuve que ne pas connaître l’anglais vous ôte au pouvoir de ses beautés sans vous protéger du pire de ce que cette langue, comme toutes, peut aussi convoyer – et sans vous donner le meilleur de la nôtre.
Le drame de nos femmes et hommes politiques est d’ailleurs souvent leur niveau d’éloquence, si bas qu’il en agace nos oreilles : des figures pauvres et maladroites quand elles ne sont pas vulgaires, le français réduit à quelques clichés et expressions figées, à des tours lourdauds, des répétitions, des prépositions utilisées à mauvais escient, bref une bouillie dont aucun raisonnement articulé ne saurait naître. Madame Le Pen s’en sort un peu mieux – quoique sur ce point Messieurs Macron et Mélenchon, peut-être est-ce aussi là le sens de leur rupture et de leur succès, n’aient rien à lui envier. Elle parle plus amplement, disons, que la plupart de ses rivaux ou de ses amis frontistes, mais à cette éloquence ne s’ajoute qu’une rhétorique encore pauvre et inculte. On ne parle au reste jamais bien d’autres langues qu’en connaissant parfaitement la sienne : c’est donc peut-être pour cela, Madame Le Pen, que vous ne parlez pas l’anglais, et non parce que vous êtes française ? Inversement, on connaîtra d’autant mieux sa langue qu’on en aura heurté les évidences trop quotidiennes au mystère d’autres idiomes.
Tout part de la langue. La logique était donc que votre vision polpotienne de l’identité collective, vision où l’on coupe tout ce qui dépasse, aboutisse à interdire quelque autre appartenance que ce soit. Nous y sommes : la double nationalité. Sauf pour l’Europe, Russie incluse – ce qui montre une redoutable allégeance aux milieux poutinistes plutôt qu’une connaissance de ce grand pays qui s’est souvent vu, et pour cause, comme opposé à l’Occident. Dommage, en parlant de son appartenance à l’« Europe des nations », vous avez donc manqué une occasion de nous cacher qui vous payait, et surtout jusqu’où allait votre ignorance.
Au passage, j’aimerais bien savoir ce qu’il en serait d’enfants nés d’un père français et d’une mère, mettons, marocaine. Ou argentine. Ou indienne. Il est clair en tout cas, vous l’avez dit, que deux groupes ethno-religieux sont particulièrement visés : les musulmans qui auraient des attaches en Afrique du Nord, et les Juifs franco-israéliens. Pour les premiers, j’ai beau n’être vraiment pas de ceux qui minimisent le risque islamiste – qui me lit le sait assez –, je ne vois pas bien : avoir la nationalité algérienne en sus de la française vous rend dangereux ? Allez dire ça aux djihadistes « bien de chez nous », à ces Kevin, à ces Quentin, à ces Mickaël convertis et partis tuer en Syrie – et qui à peu de choses près eussent peut-être pu voter pour vous. Allez aussi le dire à Mohamed Sifaoui, à Zineb El Rhazoui, aux mânes d’Abdelwahab Meddeb.
Pour les seconds, vous alliez un sionisme tranchant furieusement avec l’antisionisme maladif de votre père – et de certains de vos anciens ou actuels amis – à un rejet de ce qui est je crois la chance unique de notre époque : pouvoir être d’ici et de là-bas, ne pas choisir, justement, entre la trop païenne autochtonie et le pur et simple nomadisme. Cela me fait un peu penser à ces tartuffes d’évangéliques américains qui ne jurent que par Israël mais haïssent leurs compatriotes juifs et ce qu’ils appellent pudiquement « New York values ». Trop longtemps les Juifs ont souffert de vivre à la merci des nations, de devoir se préparer sans cesse à errer à nouveau du jour au lendemain. Ils ont désormais un pays à eux, vous ne le leur contestez pas mais les voulez en somme, ou seulement là-bas, ou seulement ici.
L’existence d’Israël autant que mon appartenance à la France m’offrent l’opportunité, au moins virtuelle, d’un cosmopolitisme enraciné, ou rhizomique plutôt, puisant son élan à plusieurs sols à la fois. Je ne voudrais pas être privé, si la nécessité s’en faisait sentir, de la possibilité de participer au destin politique du peuple juif, libre sur sa terre ; je ne voudrais pas non plus n’avoir que ça, je ne voudrais pas qu’Israël perde ce souffle européen sans lequel il finirait par s’oublier soi-même et se trahir. Et, Français, je ne veux pas davantage oublier d’où je viens et où je pourrais un jour aller (mais le monde est vaste et ne se réduit pas pour moi à trois pays), que de me voir dénier une qualité durement acquise par ma famille et que je défends, loin de chez moi, aussi bien qu’aucun autre.
Je veux un monde complexe, Marine Le Pen le veut simple. Qu’elle retourne donc aux peaux de bête de Braveheart. Et que l’histoire juge ces Juifs, trumpisés ou lepénisés, les Goldnadel et autres, qui ont cru voir s’accorder leur propre racisme au sien : à jouer au jeu nauséabond des ennemis de mes ennemis, on se retrouve toujours cocu – et surtout sans amis.
Mais la France a une culture, diverse oui, unique en même temps, et je m’attriste que seul un cosmopolitisme superficiel réponde aujourd’hui au provincialisme de la Le Pen. Pour moi, Juif français, Français de culture et de foi juives, je témoigne de cette diversité et aussi de cette unicité, et je me sens insulté par ceux qui redoutent de me voir contaminer une civilisation qu’ils disent défendre en l’ignorant, comme par ceux pour qui Black M vaut Baudelaire. Oui, je rêve et j’y insiste, mais cette élection présidentielle semble vouloir me l’interdire, d’un cosmopolitisme enraciné : peut-être n’est-ce finalement pas aux politiciens, à l’Etat, d’en assurer l’existence, mais aux seules personnes de bonne volonté ? L’avenir dira si elles existent et si elles ont su saisir l’occasion que les temps leur offrent.
Ce n’est pas parce que l’espace est infini et de ce fait opposé à l’espace vital de triste mémoire que la culture soit absolue. Sa recherche d’universalité est dépassement de la limite de l’autre, de son relativisme: non toutes les cultures s’équivalent.
Si la culture est marchandise, alors comme toute marchandise elle destinée à disparaître, à mourir. Ce qui amenerait à donner raison au nazi Spengler qui voyez dans la finitude des cultures leur équivalence, leur unique destinée.
Quoi de mieux pour justifier ainsi le nazisme ?
Monsieur Haziza seriez-vous d’accord pour que sur le territoire de la France soit aboli à la fois l’élevage en batterie des poules pondeuses, la corrida, la chasse à courre, l’abattage rituel halal et l’abattage rituel casher?
Montaigne avait il reçu une éducation juive de sa mère? Est-ce que sa façon d’écrire en commentant les commentaires sent l’influence du Talmud? La culture est un univers en expansion.qui se nourrit de tout ce qu’il rencontre. Reste que c’est aussi une marchandise…
Marcel Proust, les images du monde de hier, l’émotion inoubliable d’aujourd’hui.
C’est le témoignage profond du lien au monde que rien, le néant, ne pourra jamais effacer.
C’est espace infini de la langue et de la musique, de You Are Me, I Am You.