La vie bien remplie de Pierre Nahon arriverait presque à faire mentir la maxime fameuse de Boileau que le moi est haïssable.
Tant, tout au long de ce « Venise comme un miroir » (Editions Galilée), ce grand galériste de ces cinquante dernières années (Les Nouveaux Réalistes, César, Arman, Tinguely, Ben, mais aussi Dado, Bernard Dufour, Combas, Spoerri, Klossovski, sans parler des étrangers) se plaît à s’envisager comme vu par un spectateur extérieur. Son moi y apparaît désinvolte, a-narcissique, primesautier, désabusé et amusé de lui-même en même temps, sceptique à son propre endroit.
Pierre Nahon, au fil de ces pages, joue avec modération à être son meilleur ami, se prêtant à autrui mais ne se donnant qu’à soi, réglant avec mesure ces passions sans nuages, à commencer par l’amitié, qui mènent au seuil de la vieillesse sans qu’on se soit fait d’ennemis, et sans que, encore moins, l’on se soit brouillé avec cette part de soi qui, chez plus d’un, nous fait reproche des chemins que nous n’avons pas pris, nous en veut de ne pas avoir été autre que celui ou celle que nous fûmes pour le meilleur et pour le pire.
Loin de ces frimas mortifères, Pierre Nahon apprécie, avec la distance qu’il sied d’entretenir à soi-même, l’honnête homme, au sens du XVIIIème siècle, qu’il s’est employé à devenir au cours d’une vie commencée sous le sceau de l’inadvertance d’un père séducteur et absent. En digne héritier de ce personnage à la Modiano qui traversa l’Occupation comme une ombre, sauva sa famille avec une science très sûre des apparences, et, à la Libération, tourna la page comme si de rien n’était, le moi de Pierre Nahon, dirait-on, a emprunté à Montaigne qui ne se prenait pour sujet d’étude et ne s’examinait le corps et l’âme que pour parler de l’humanité commune, dont il n’entendait se dissocier en rien sinon par un degré supérieur de sagesse et de tolérance. Toutes choses qu’une aisance modérée autorise mieux que la quête effrénée de la fortune ou de la gloire, ce dont son lointain adepte, via ses artistes attitrés, s’est bien trouvé durant les années fastes d’un métier aujourd’hui sinistré.
Ce disciple du seigneur d’Eyquem, qui aura vagabondé avec sérieux dans l’existence et avec une science très sûre des artistes (avec le regret de ne pas en avoir été un lui-même), aux côtés d’une femme qu’il n’a plus quittée un seul jour depuis son entrée dans l’âge d’homme, aura épousé avec elle son époque et côtoyé ses contemporains comme s’il était de passage entre jadis et demain, faisait une plaisante halte dans un temps qu’il n’avait pas choisi et qui, tous comptes faits, lui aura souri ainsi qu’à tous les siens.
Il vient d’écrire ce court vademecum à l’intention des derniers promeneurs de l’existence dans ce siècle débordé. L’air de ne pas y toucher vraiment, mais tout de même, ce philosophe au quotidien, ami distant du genre humain, délivre une petite musique athée qui jure agréablement avec l’ambiance, au goût des années 30, des temps présents. Mais il y a aussi dans ce livre en apesanteur, un passage, lui, dramatique où, cinquante ans après les faits, le jeune homme révolté se profile derrière le Sage qu’il est devenu. Guerre d’Algérie : Pierre Nahon, qui y naquit, y retourne à vingt ans, en 1958, comme chef de section quelque part en Kabylie. puis dans le Constantinois. Exactions épouvantables, populations civiles prises en otage, tortures des prisonniers, bombardements de villages « ennemis » avec femmes, vieillards et enfants, nettoyages au canon, racisme, connerie militaire, Nahon a tout vécu, tout vu, jusqu’à la nausée. Deux millions d’appelés ont vécu cela. C’est ce qu’on appelle une génération sacrifiée. Retrouvant ses amours de jeunesse, le jazz, Saint-Germain-des-Prés des années 60, lui s’en est vite remis mais n’oublie toujours pas.
Alors Venise dans tout cela, comme un miroir de soi ? Insensible aux lubies contemporaines, à la folie du monde, cette ville serait-elle un théâtre où l’on s’abandonne au spectacle d’une accumulation de passés d’une séduction infinie, où tout fait art, où « le rapport entre l’illusion et la réalité est à l’envers », ne serait qu’un miroir de nos rêves d’une existence enchantée, où la mort n’aurait pas vraiment cours ? Un prochain essai de Pierre Nahon, écrit entre les Zattere et les Fondamenti San Severo où il a fait halte depuis quelques années nous le dira peut-être.