Un tableau de Nicolas Poussin a fait son entrée dans les collections d’un musée français il y a moins d’un an et bien peu en ont parlé – rien d’étonnant à cela, mais tentons de rétablir l’oubli, du moins dans ces colonnes. Le tableau a pour nom La Mort de Chioné et le musée en question est celui des Beaux-Arts de Lyon, qui était déjà, il y a de ça huit années, la dernière institution française à avoir acheté une œuvre de la figure tutélaire de la peinture française du XVIIe siècle, si rares sur le marché.
C’est un évènement à saluer car, dans le contexte économique actuel, les budgets des musées fondent comme neige au soleil, taillés dans le vif par les gouvernements (de gauche comme de droite) pour qui la culture reste une valeur d’ajustement utile lorsqu’il s’agit de faire preuve de contrition. Seules les institutions les plus habiles parviennent à poursuivre leur mission d’enrichissement des collections publiques et de préservation du patrimoine français : c’est le cas, depuis longtemps, du musée lyonnais qui avait senti le vent des faveurs économiques tourner dès 2009, lorsqu’il avait été le premier en France à créer un « fonds de dotation », un dispositif de financement du mécénat créé sur le modèle des endowment funds anglo-saxons. Seize entreprises mécènes implantées à Lyon ont alors fondé le « Club du musée Saint-Pierre », permettant au musée de bénéficier de ressources supplémentaires inespérées. L’argent versé a financé des achats d’œuvres nouvelles. C’est ainsi que des tableaux de Soulages, Fragonard, Ingres et maintenant Poussin sont venus densifier l’accrochage des salles de l’ancien palais abbatial qui abrite le musée.
Poussin jouit d’une fortune mitigée auprès du public : c’est un peintre intellectuel, qui peut sembler aride au novice et même à l’amateur éclairé, un peintre privilégiant la ligne au coloris et dont la touche n’a pas le même pouvoir immédiat de séduction qu’exercent les éclairs lumineux du Caravage, l’onctuosité de Velázquez ou le pavoisement charnel de Rubens.
L’œuvre qui nous retient ici mérite une attention particulière car elle est atypique dans la carrière de l’artiste français. Atypique parce qu’il s’agit d’un tableau précoce, l’un des plus anciens que l’on connaisse de lui, daté de vers 1622, lorsque Nicolas Poussin était un jeune homme de vingt-huit ans à qui il restait encore tout à accomplir.
A cette époque, le peintre ne se trouve pas encore à Rome mais, justement, à Lyon. Il vient de sortir des ateliers parisiens où il avait perfectionné son métier. Comme tout artiste qui termine sa formation, il se nourrit de l’art de ses contemporains plus aguerris, essaie, expérimente, se lance avec vigueur dans les débats du temps, en cette première moitié du XVIIe siècle si foisonnante pour les arts en France après l’Edit de Nantes et la fin des guerres de religion qui avaient miné la commande artistique. On peut ne pas aimer Poussin, ce peintre cérébral qui privilégie l’idée sur le faire, la leçon morale que propose le tableau à la virtuosité de la touche, on a le droit de le trouver ennuyeux et parfois fade, mais c’est ignorer qu’il a su pratiquer, pendant ses premières années, une peinture vivace, voire sensuelle, riches d’effets picturaux et de couleurs enjouées. C’est ce qui se donne à voir ici, dans ce tableau qui nous révèle la formation de l’artiste et nous fait entrer dans l’œil du peintre, nous permettant de découvrir ses modèles. Mais faisons durer le suspens et pour bien comprendre l’œuvre commençons par l’histoire, commençons par ce qui est représenté.
L’histoire de Chioné que le jeune Poussin met ici en scène est bien entendu tirée des Métamorphoses d’Ovide, cette bible laïque omniprésente dans le monde des images à partir de la Renaissance, véritable répertoire d’agréments pour amateurs-collectionneurs chargeant les artistes de réaliser des peintures pour le décor de leurs cabinets, bientôt de leurs salons. Nous sommes aux alentours de 1622. C’est l’époque du Marinisme en Italie, des Précieuses en France, de l’Euphuisme en Angleterre, ces philosophies épicuriennes et légères cultivées par les beaux esprits qui prêchent la recherche de style, la posture virtuose, la beauté de la forme, plutôt que la profondeur des sermons, la quête de la vérité et leurs lourdeurs moralistes : la vie est courte, autant la célébrer et jouer à s’aimer, flatter la vanité plutôt que la fustiger à travers memento mori, actes de pénitences, morales stoïciennes et autres flagellations mentales. Le livre d’Ovide, sorte d’Ancien ou de Nouveau Testament païen et laïque, a ses paraboles éloquentes, ses exemples de vertu et ses martyrs, morts non d’avoir adoré pieusement leur Dieu mais à cause de vendetta terribles, de vengeances d’amours interdites entre mortels et dieux de l’Olympe, à cause d’histoires d’honneur bafoué et autres peccadilles du même genre qui sont habituellement le commun des hommes plutôt que celui des divinités. Ovide nous parle des amours funestes de Jupiter et Sémélé, d’Acis et Galatée, de Céphale et Procris mais aussi de la vengeance d’Athéna sur Arachné, de celle d’Apollon sur Marsyas ou de Diane sur le malheureux Actéon, changé en cerf et déchiqueté par ses propres chiens : des histoires d’ego, de fesses et de jalousies, si peu élevées mais pourtant bien plus sûres et indubitables dans l’ordre de la contingence humaine que les miracles des saints et les visions prophétiques.
Chioné, fille de Dédalion (il existe également, dans la mythologie grecque, Chioné fille de Borée), est si belle qu’elle réussit à attirer dans le creux de sa couche non pas un mais bien deux dieux de l’Olympe, Apollon et Hermès. Conséquence de ces liaisons, la belle met au monde deux jumeaux. Non contente d’avoir été aimée par deux fois, Chioné va commettre l’irréparable en osant comparer vertement sa beauté à celle de Diane, affirmant haut et fort que ses attraits sont supérieurs à ceux de la froide déesse de la chasse. Pour punir de son insolence la jeune mortelle, Diane décoche une flèche qui transperce la langue qui a trop parlé. Chioné se vide de son sang et meurt. Son père, Dédalion, mortifié par le chagrin, tente de se suicider en se jetant du haut du Parnasse mais Hermès, l’ancien amant, pris de pitié, le sauve en le changeant en épervier, cet oiseau « qui n’est juste envers aucun oiseau, cruel pour tous, et parce qu’il souffre, fait souffrir les autres » selon Ovide.
C’est le dénouement tragique de la brève et triste histoire de Chioné que choisit de représenter Poussin.
Diane suspendue dans les airs décoche son trait, Chioné meurt, son frère Céyx et ses deux fils pleurent respectivement leur sœur et leur mère, Dédalion, petite figure de dos à l’arrière-plan du tableau, s’apprête à se jeter dans le précipice mais les ailes qui vont le sauver – il ne le sait pas contrairement à nous, spectateurs de la peinture – ont déjà poussé dans son dos.
Avec cette toile de jeunesse, Poussin donne déjà la preuve de son goût pour des sujets mythologiques rares, peu traités par les autres artistes, qui caractériseront la carrière de ce peintre-penseur, qui refusait de peindre tableaux d’autels et grandes fresques décoratives : ce genre de thème illustre parfaitement le raffinement et l’intellectualisme de l’artiste français, déjà développé avant son départ pour l’Italie. Le sujet de cette toile ne se laisse apprécier que des initiés, ceux qui connaissent l’histoire de Chioné et sa signification. Ce genre d’iconographie inhabituelle est également celui qui donne tout loisir au peintre d’inventer des compositions originales voire neuves, pour lesquelles il existe peu ou pas de modèles préexistants. Sans véritable tradition iconographique, le peintre est libre de s’en remettre à son imagination et de proposer une mise en page inédite qui donnera vie de la manière la plus efficace et saisissante au drame antique : c’est l’inventio qui prime, la plus grande vertu dans la théorie classique de la création, celle qui témoigne du génie véritable du créateur. Une eau-forte sur le thème de Chioné par le graveur Antonio Tempesta existe bien, mais l’organisation de l’image, la description picturale du récit ovidien y est fort différente.
Voilà pour l’histoire. Qu’en est-il, maintenant, du style de ce tableau dont on a dit qu’il était différent de ce à quoi Poussin nous accoutume dans ses grandes années romaines ? Si notre peintre n’est pas encore en Italie lorsqu’il exécute ce tableau, il peint déjà italien (il a d’ailleurs été réalisé, selon toute vraisemblance, pour des marchands italiens installés à Lyon). La toile présente plusieurs accointances avec sa première manière lorsqu’il arrive à Rome en 1624.
Le cadrage est à la mesure des personnages – ce sont eux qui donnent l’échelle –, le paysage aux troncs larges et noueux n’est qu’un coin de nature très partiel tandis que des ténèbres enveloppent la scène et servent à faire ressortir une lumière blanche et dorée, celle d’un rai de lune invisible provenant d’au-dessus de la déesse, dont l’astre nocturne est l’attribut. Ce rayon nocturne baigne les choses et les personnages, donnant corps aux formes ainsi qu’au drame qui se déroule. La figure au repos de Chioné, une flèche fichée dans sa langue, est admirable, avec ce morceau de bravoure que constituent les deux bras croisés et leur ombre portée sur le corps, un réseau de formes qui se répondent, se repoussent et s’imbriquent qui nous prouve la maîtrise technique de ce peintre de vingt-huit ans alors inconnu : c’est une sorte d’étude académique.
Les personnages, peu nombreux, ont encore des formes monumentales, ils occupent largement l’espace et ne sont pas ces figures atténuées, miniaturisées, une échelle en dessous du paysage, que Poussin aura par la suite coutume de peupler ses tableaux, ceux pour lesquels il est le plus célèbre.
Dans leur modelé et leur coloris, les personnages ont quelque chose du traitement livide et terreux des carnations du peintre Giuseppe Lanfranco, ils ont aussi le canon largement bâti, sculptural qu’affectionnait ce grand maître de la peinture des années 1620, l’un des principaux inspirateurs du baroque italien, très actif à Rome à l’époque. Il se caractérise par un style puissant, une touche vigoureuse, des formes très plastiques, aux volumes amples. A Rome, Lanfranco était le grand rival de Domenico Zampieri, dit Le Dominiquin, peintre de l’ordre classique, de la ligne pure, de la couleur claire et contenue. Poussin, qui passera pourtant à la postérité comme un tenant des règles classicistes, est donc plus proche, à ses débuts, de l’ardent Lanfranco que du tempéré Dominiquin. Les années passant, Nicolas Poussin opérera un renversement dans ses références et son art s’apparentera bien plus à l’univers intellectuel de Zampieri.
Quelques maladresses sont bien présentes dans cette œuvre de jeunesse : l’enfant à droite est assez peu heureux, tout tassé sur lui-même, étrangement trapu, la moue ridicule. Les drapés de Diane et de Céyx sont encore un peu secs, artificiellement creusés et n’ont pas les qualités de mouvement naturel que parviennent à leur conférer bien des grands peintres de cette époque, tels que Simon Vouet ou, encore une fois, Lanfranco. Le visage de Diane, difficile à exécuter puisqu’en raccourci, semble un masque de cire stylisé. Rien de bien grave. L’effet général est réussi.
La Mort de Chioné possède d’ailleurs le charme de l’harmonie tonale qui annonce ce que l’on appelle le « néo-vénétianisme » de Poussin : tout est baigné dans une lumière diffuse, sensuelle et dramatique, couleur de bronze, qui modèle formes et ombres. La toile affecte cependant un air de sérieux par rapport aux légères bacchanales à la lumière dorée qui feront la célébrité du peintre à Rome, durant les années 1624-1630, tableaux caractérisés par leurs amoncellements de personnages en cortège au milieu d’une nature arcadienne. Ici, ce sont des figures monumentales et scintillant au clair de lune, sous un ciel tourmenté et menaçant, devant un paysage de tempête, qui souligne le châtiment divin s’abattant depuis les cieux.
La situation tragique est clairement figurée grâce au travail sur l’expression des passions (c’est-à-dire des émotions), si chères à Poussin et déjà au cœur des préoccupations de l’artiste. La passion en question est ici la douleur et elle concerne le plus poussinien des personnages, le frère de Chioné, l’homme barbu à droite, vêtu de jaune, qui cherche à s’élancer vers la défunte. Son visage affligé, carte d’identité stylistique, possède déjà les caractères idiosyncrasiques du Nicolas Poussin des années de la maturité : le nez droit à la grecque, les yeux enfoncés sous les sourcils, profonds et globuleux. Son mouvement, figé, se résolvant en immobilité, comme s’il appartenait à un bas-relief de marbre, est également typique de Poussin.
Les deux personnages principaux, ceux qui font l’action, l’assassin et la victime donc, sont, eux, plus proches du genre de Lanfranco. Les trois figures de droite sont, elles, plus poussiniennes, au sens que leur canon est plus semblable à ce que le peintre français aura coutume de peindre par la suite. Les deux premiers, Diane et Chioné, servent à représenter l’action qui engendre la douleur, la terreur et la tristesse ressenties par les trois autres personnages, Céyx et les deux fils de Chioné : réussir à représenter ces passions et donc à figurer le pathos, la force tragique de la scène, voilà le vrai cœur du travail de l’artiste, son défi et c’est là, dans ces trois personnages, que Poussin est le plus à l’aise, le plus personnel.
Dédalion, au fond, figure, quant à lui, le dénouement final de toute cette funeste histoire, avec sa métamorphose fantastique en épervier. Toute la partie finale de la fable d’Ovide est ainsi concentrée dans une même image.
Morale de ce récit : il faut savoir faire preuve de retenue, rester à sa place, ne pas offusquer la Fortune en se piquant d’inutiles vanités, en prétendant obtenir plus lors même que l’on a déjà reçu au-delà de ses espérances. C’est l’hybris, la démesure, qui est à l’origine de tous les maux.
Ce tableau, pour qui sait le lire, a la même saveur que le texte du grand auteur romain – auquel il ajoute les qualités sensibles propres à la peinture, celles de la touche, des effets d’ombre et de lumière, de la beauté tragique et sensuelle des personnages.
La Mort de Chioné, cette belle toile atypique et, jusqu’ici, unique dans l’œuvre de Poussin, est lyonnaise par deux fois. Peinte à Lyon vers 1622, elle fut la propriété d’un collectionneur de cette ville à la fin du XVIIe siècle. Elle a désormais rejoint sa demeure naturelle en entrant dans les collections du musée des Beaux-Arts, qui continue, contre vents et marées, à mener une politique d’acquisitions exemplaire.