La radio parlait mal ; Radio Rwanda parlait mal déjà. La nuit approchait ; l’obscurité était de plus en plus épaisse ; la lumière était déjà sous terre ; quelque chose de monstrueux se préparait ; les signes étaient là ; les signes annonçant le crime absolu. L’ombre était lourde de haine et de notre corps et de notre esprit, nous étions, nous, affairés, absorbés, occupés, très occupés. Occupés à de sombres travaux. DAMI. Nous étions Dami – Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction –; Dami gendarmerie, Dami police judicaire, Dami garde présidentielle, Dami artillerie, Dami génie. Le nom de l’avenir était l’extermination et nous étions le conseil, l’oreille et le feu des tueurs en croissance.

La radio parlait mal ; Radio Rwanda, bien avant la RTLM, Radio Rwanda, parlait mal déjà. La fréquence nationale parlait de « rubanda nyamwinshi » et « d’inyenzi », de peuple majoritaire et de cafards. Les Tutsis étaient encore vivants ; les Tutsis marchaient, respiraient, espéraient encore le soleil mais ils étaient déjà marqués pour la mort. Leur vie n’était plus la vie et nous étions les chouchous, les champions, les bien-aimés de leurs bourreaux. Le 6 décembre 1990, le Journal raciste Kangura publie les Dix commandements du bon Hutu et, bien visible, en grand, en quatrième de couverture, une photo de François Mitterrand avec en légende hommages, éloges et fleurs : « Un véritable ami du Rwanda. C’est dans le malheur que les véritables amis se découvrent. »

Amis-amis, collés-collés, frottant-frottant balançant avec les bourreaux au bal rond de l’Histoire : note datée du 3 février 1992 du Quai d’Orsay adressée à l’ambassade de France à Kigali : « Le lieutenant-colonel Chollet, chef du Dami, exercera simultanément les fonctions de conseiller du président de la République, chef suprême des forces armées rwandaises, et les fonctions de conseiller du chef d’état-major de l’armée rwandaise. »

Liés avec les Forces armées rwandaises (FAR), grand béguin, élans, feu, mouvements et vapeurs de poudre partagés du même côté de la ligne de front, l’entraînement, le turbin et l’effusion dans l’ambiance ; oui, tel fut notre inavouable destin, destin non pas subi, infligé, destin non pas malgré nous, mais sillon choisi, destin décidé. Rapport de la Mission interparlementaire sur le Rwanda : la France est « intervenue sur le terrain de façon extrêmement proche des FAR. Elle a, de façon continue, participé à l’élaboration de plans de bataille, dispensé des conseils à l’état-major et aux commandements de secteurs, proposant des restructurations et des nouvelles tactiques. Elle a envoyé sur place des conseillers pour instruire les FAR au maniement d’armes perfectionnées. Elle a enseigné les techniques de piégeage et de minage, suggérant pour cela les emplacements les plus appropriés. »

La Radio parlait mal, parlait mal déjà. Les sentences étaient rendues chaque jour, le flow déversé sur chaque colline, dans chaque maison, dans chaque oreille. Les ondes annonçaient des orages cruels et Léon Mugesera, le 22 novembre 1992, lunettes fumées et doigt levé, menaçait déjà les Tutsis de jour sans lendemain : « Dernièrement, j’ai dit à quelqu’un qui venait de se vanter devant moi d’appartenir au Parti libéral. Je lui ai dit : L’erreur que nous avons commise en 1959 est que, j’étais encore un enfant, nous vous avons laissé sortir. Je lui ai demandé s’il n’a pas entendu raconter l’histoire des Falashas qui sont retournés chez eux en Israël en provenance de l’Ethiopie ? Il m’a répondu qu’il n’en savait rien ! Je lui ai dit : « Ne sais-tu pas donc ni écouter ni lire ? Moi, je te fais savoir que chez toi c’est en Ethiopie, que nous vous y ferons passer par la Nyabarongo pour que vous parveniez vite là-bas » ».

La haine grondait, voltigeait en colonnes, brasiers de métal virevoltant, la cadence macabre et arrogante de notre main-forte et nous savions. Nous savions ce que cette haine titubante ferait à la vie ; nous savions qu’il en serait ainsi : que des corps et des corps seraient ramassés à la pelle. Nous savions que le temps était ouvert à l’anéantissement. Rapport de la Mission interparlementaire: « Le général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993, a indiqué devant la mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le colonel Rwagafilita lui avait expliqué la question tutsie : « ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider.»

Et dès les premiers jours de notre présence là-bas des morts et des morts. 5 octobre 1990 : rafles, tortures et assassinats à Kigali. 8 octobre 1990 : des centaines de Tutsis pourchassés et massacrés dans la région du Mutara. Du 11 au 13 octobre 1990, massacre de Kibilira. Janvier 1991 massacre des Bagogwe. Mars 1992 : massacre du Bugesera. Le Bugesera. Tout commence avec un éditorial lu, diffusé et rediffusé sur Radio Rwanda, le 3 mars 1992, éclats de voix jetant les Tutsi en pâture: « Les agresseurs du Rwanda se prépareraient à se livrer à des actes de terrorisme et de déstabilisation des institutions sous leurs différents aspects. De tels plans étant découverts, nous ne pouvons en tant que presse publique, demeurer dans l’inaction. Nous sommes tenus de vous faire part des informations en notre possession. Vous pourrez donc après en avoir pris connaissance, adopter des attitudes qui s’imposent pour annihiler ces plans machiavéliques de l’ennemi Inyezi-Inkotanyi. » Dès le lendemain immense tuerie : des centaines de Tutsi et des membres de l’opposition massacrés.

Abomination dénoncée sur RFI, le 9 mars 1992 par Antonia Locatelli, une expatriée italienne, résidant au Rwanda et ce, depuis deux décennies : « Je sais que les gens qui sont venus commettre ces meurtres sont venus de l’extérieur. Ils ont été amenés par des véhicules des services gouvernementaux. Contrairement à ce que l’on dit, ce n’est pas une colère populaire qui s’exercerait contre les Tutsi, c’est un mouvement délibéré du gouvernement pour commettre des meurtres de type politique. »

Le 10 mars, Locatelli est assassinée par un gendarme. Et que dit notre cher Ambassadeur Martres de cet assassinat ? Deuil pour un cœur courageux, noble, généreux, aimant ? Respect pour Madame Locatelli ? Télégramme diplomatique daté du 11 mars 1992 : « Méprise selon la version officielle, assassinat délibéré selon la rumeur, l’intéressée était connue pour son opposition au bourgmestre très controversé de la commune. De surcroît, ses déclarations à RFI, d’ailleurs assez maladroites avaient sans doute déplu. »

Et ainsi de parole à paroles, de bouche en bouches, nos lèvres fange obscure relais raclant la propagande officielle des tueurs. Et parfois même, consignés au fond de nos archives, d’étranges messages palpitant de regrets exécrables comme dans ce télégramme secret défense daté du 13 octobre 1990, signé Colonel Galinié, attaché de Défense à l’ambassade de France : « Les paysans Hutus organisés par le MRND ont intensifié la recherche des Tutsis suspects dans les collines, des massacres sont signalés dans la région du Kibilira… Il reste que les forces gouvernementales souffrent de leur nombre réduit et de leur manque de moyens de même nature (en matériel et en techniciens) et ne peuvent pas exploiter plus à fond la fidélité des paysans qui participent de plus en plus à l’action militaire à travers des groupes d’auto-défense armés d’arcs et de machettes. Elles ne pourraient éventuellement inverser la situation en leur faveur qu’avec une aide externe soutenue, d’où l’appel aux amis, à la France en particulier. »

La lumière était déjà sous terre, l’ombre lourde de haine, tous les signes étaient là, l’avenir des Tutsi du Rwanda était sombre et nous, oui nous, nos valeurs proclamées écroulées, renversées, vaincues par nous-mêmes, nous battions la mesure avec le diable. Nous étions bien en guerre ; une sale guerre ; et réseau d’ombre rampant, le ventre peut-être traversé d’éclairs de honte, l’anonymat était notre souhait. Télégramme diplomatique daté du 15 mars 1991 envoyé de Paris et transmis à l’ambassadeur Georges Martres : « Nous n’avons pas l’intention d’annoncer officiellement la mise en place du Dami. Vous direz au président Habyarimana que nous souhaiterions qu’il agisse de la même manière. »

Basculement dans le néant, perdition dans un lugubre désastre. Il y a dans cette histoire, il y a dans l’histoire de notre présence au Rwanda comme un chavirage dans une laideur sans nom. Et chercher désespérément à rebaptiser notre flagrant déshonneur à l’humanité, honneur national, boire ainsi notre propre mensonge comme on boit une liqueur de sainteté pour oublier et solder d’un revers de plume, les comptes avec l’histoire, relève de la futilité, d’une indécente et puérile contorsion morale. Car à l’embouchure des saisons, il y aura toujours des cris entêtés s’élevant de la terre et risquant les mots pour dire les choses : au Rwanda, nous avons pris sève avec les tueurs.