Et quid de ces « Musulmans » qui s’attirent le mécontentement des nôtres dans cette bataille ? Ayaan Hirsi Ali, l’ancienne parlementaire néerlandaise d’origine somalienne qui, en tête de la liste noire d’Al-Qaeda, s’est échappée aux USA, continue de faire part de ce que ses yeux lui ont dit durant sa vie, tout en se faisant traiter « d’islamophobe » par plus d’un Chico marxiste et tancer, dans la New York Review of Books, par l’habituellement excellent Timothy Garton Ash pour son « fondamentalisme des lumières ». Si elle n’était pas si attirante en tant que femme, a-t-il écrit, elle n’aurait jamais séduit un public si large… Comment se fait-il que nous ne soyons pas tous du côté d’Ayaan Hirsi Ali ? Comment se fait-il que cette athée follement courageuse ait fini par se réfugier à l’American Enterprise Institute, conservateur, alors qu’un intégriste islamique comme Tariq Ramadan est accueilli dans les médias progressistes comme la Global News Hour de Democracy Now pour affirmer fébrilement que le refus de Charlie Hebdo de s’écraser après avoir subi une attaque à la bombe incendiaire puis des menaces qui auraient fait taire en une demi-seconde la plupart d’entre nous était, en fait, motivé uniquement par l’appât du gain. « Viser les Musulmans, c’est pour faire de l’argent, a-t-il expliqué. Il ne s’agit aucunement de courage. Il s’agit de faire de l’argent en visant un peuple marginalisé de la société. » Rien à voir avec le Chico marxisme, cela, mais tout à voir avec le pouvoir pernicieux du mensonge, du mensonge à répétition. Du Trumpspeak classique.
Comment Ramadan est-il plus acceptable que Sarah Palin ? Il est sans doute plus intelligent qu’elle, plus beau, et évidemment moins démuni lorsqu’il s’agit d’aligner quelques phrases cohérentes, mais son rapport glissant à la vérité comme son amour des plateaux télévisés sont tout à fait semblables à ceux de l’ancienne candidate à la vice-présidence, et son agenda théocratique est même encore plus toxique. Eh oui, le « modéré » préféré des bien-pensants cherchant à bâtir un pont entre l’Islam et l’Ouest a notoirement – peut-être pas assez pour que Democracy Now en prenne connaissance – pris position pour un moratoire de la lapidation des femmes adultères. Prometteur, le pont en perspective ! Devrait-on également tendre la main aux amis de Ted Cruz et essayer de respecter les sensibilités de ces pauvres évangéliques tant secoués par notre défense du droit de la femme à gérer elle-même sa capacité reproductrice, des droits égaux pour les homosexuels, et… de la science ?
Et comment se fait-il que ce soit si souvent Ramadan qu’on appelle pour témoigner sur les plateaux, plutôt que Kamel Daoud ou Boualem Sansal ? Ces deux écrivains algériens ne sont-ils pas assez musulmans pour parler du monde musulman ? Ou est-ce parce que Sansal demande à nos gouvernements d’enfin nommer « l’ennemi, nommez le mal, parlez haut et clair, tout est là, le reste est détail, il relève de la technique. Si les autorités manquent de mots, je peux leur prêter les miens : l’islam radical, l’islam modéré comme son appoint, le salafisme, l’Arabie, le Qatar, les dictatures arabes malfaisantes… » ? Ou peut-être parce que Daoud a écrit ceci après l’attaque du 7 janvier 2001 : « Je suis Charlie… profondément, je dis et j’assume : je préfère un homme qui dessine à un homme qui tue. Partout. Il n’y pas de discussion, pas d’avis nuancé, pas d’autres choix. J’aime trop la liberté et je préfère défendre une liberté que de discuter sur une nuance ; je n’ai pas le temps. »
Les dissidents « musulmans », comme ceux de l’Europe de l’Est et de l’Union soviétique avant eux, ont besoin qu’on risque notre standing à la paroisse afin de les soutenir, et c’est sur ce point que nos divisions à gauche sont les plus manifestes. Suite à un nombre accablant d’agressions par des bandes mobiles de jeunes hommes contre des jeunes femmes venues fêter la Saint-Sylvestre à Cologne, une longue nuit d’horreur après laquelle plus de huit cents plaintes ont été déposées, Kamel Daoud a publié deux textes qui devraient lui barrer sous peu l’accès au bout de banc qu’on lui réservait encore à l’église. « Les attaques contre des femmes occidentales par des migrants arabes à Cologne, en Allemagne, la veille du jour de l’an, a-t-il écrit, ont remis en mémoire le harcèlement que d’autres femmes avaient subi à Tahrir durant les beaux jours de la révolution. Un rappel qui a poussé l’Occident à comprendre que l’une des grandes misères d’une bonne partie du monde dit “arabe”, et du monde musulman en général, est son rapport maladif à la femme. Dans certains endroits, on la voile, on la lapide, on la tue ; au minimum, on lui reproche de semer le désordre dans la société idéale. En réponse, certains pays européens en sont venus à produire des guides de bonne conduite pour réfugiés et migrants. » Diantre… « Ce sont les islamistes qui, de fait, ont le monopole du discours sur le corps, le sexe et l’amour. Avec Internet et les théo-télévisions, ces propos ont pris des formes monstrueuses − un air de porno-islamisme. Certains religieux lancent des fatwas grotesques : il est interdit de faire l’amour nu, les femmes n’ont pas le droit de toucher aux bananes, un homme ne peut rester seul avec une femme collègue que si elle est sa mère de lait et qu’il l’a tétée. »
Chut !, lui a répondu un groupe de dix-neuf indignés – issus pour la plupart du milieu universitaire – dans une tribune du Monde dans laquelle ils accusaient Daoud d’avoir recyclé « les clichés orientalistes les plus éculés », sinon d’avoir péché par « essentialisme », « psychologisation » et, bien sûr, de « ne faire qu’alimenter les fantasmes islamophobes ». Non !, leur ont répondu Paul Berman et Michael Walzer, soutenant que ces dix-neuf intellectuels ne nous rendaient pas service : « Ils voudraient limiter la croissance de la haine irrationnelle en Occident, mais ils finissent par rajouter à la haine montante contre les écrivains libéraux. Ils voudraient se montrer solidaires avec le monde arabe et musulman, et ils finissent par fustiger ses écrivains les plus talentueux. Ils voudraient défendre le progrès, et ils finissent par donner davantage de poids aux réprobations islamistes. »
Rien que le titre du premier de ses deux articles – « La misère sexuelle du monde arabe » – suffisait pour mettre Daoud dans le pétrin, et son assertion, dans le second, qu’il ne suffisait pas d’accueillir le réfugié en lui donnant « des papiers et un foyer collectif pour s’acquitter » n’était vraiment pas fait pour l’en extraire. « Il faut offrir l’asile au corps, poursuivit-il, mais aussi convaincre l’âme de changer. L’Autre vient de ce vaste univers douloureux et affreux que sont la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman, le rapport malade à la femme, au corps et au désir. L’accueillir n’est pas le guérir. »
Diable… Pendant ce temps, la Norvège semble déjà à l’œuvre et tente justement de faire plus que « simplement accueillir les réfugiés ». En décembre dernier, le New York Times a publié un reportage sur un projet de formation volontaire dont l’objectif est de « prévenir la violence, sexuelle ou autre, en aidant les immigrés mâles venus de sociétés non mixtes ou de celles où les femmes n’exhibent ni leur chair ni des gestes de tendresse en public, à mieux s’adapter aux sociétés européennes plus ouvertes. » La notion n’est pas si compliquée que cela, finalement. « Un manuel, poursuivait l’article, avance une règle simple que tout chercheur d’asile devrait apprendre et suivre : “Forcer quelqu’un à avoir des rapports sexuels n’est pas permis en Norvège, même si vous êtes marié à la personne.” Il évite la question des différences religieuses tout en notant que, alors que la Norvège est largement chrétienne depuis longtemps, ce n’est pas “la religion qui établit les lois” et que, peu importe la foi d’un individu, “il doit respecter les règles et les lois.” »
Voilà. Le département d’immigration norvégien a généralisé ce programme à l’ensemble du pays et engagé une fondation à but non lucratif – Alternative to Violence – pour former les employés des centres de réfugiés à organiser et conduire des cours sur la violence, sexuelle et autre… « Le plus grand danger pour tout le monde, c’est le silence », dit Per Isdal, psychologue clinicien à Stavanger, qui travaille avec la fondation. « Beaucoup de réfugiés viennent de cultures où l’égalité entre les sexes n’existe pas et où les femmes sont la propriété des hommes. Il faut qu’on les aide à s’adapter à leur nouvelle culture. »
Est-ce si difficile ? En dehors de la Norvège, oui, dirait-on. Les dix-neuf accusateurs de Kamel Daoud vont-ils lancer un boycott du lutefisk, à présent ? Parmi les autres réactions scandalisées par ces derniers articles de Daoud, l’une des plus remarquées a été celle du critique américain Adam Shatz qui, s’adressant directement à son ami dans une lettre ouverte publiée sur plusieurs plateformes, semblait lui demander : « Mais enfin, que vas-tu croire, moi, ou tes propres yeux ? »
Ce qui chagrinait Shatz – à l’instar des autres intellectuels critiques (même s’il déplorait l’aspect stalinien de leur dénonciation publique) –, c’était le lien que son ami avait établi entre les événements de Cologne et l’Islam. Shatz contestait l’idée que la sexualité dans le monde arabo-musulman fût une misère et proposait comme preuve plutôt curieuse du contraire le fait qu’une auteure égyptienne non nommée lui aurait récemment écrit que « tous ses jeunes amis au Caire sont bisexuels. Discrètement, bien sûr, mais ils vivent leur vie. » Chouette ! L’Américain partageait cet heureux détail afin de pousser l’Algérien à réfléchir à la manière dont il se servait de ses yeux dernièrement, et à peut-être songer à garder pour lui-même ses observations sur la sexualité et la place de la femme dans son pays. Mais Daoud a confiance dans ses yeux. « Libérez la femme, et vous aurez la liberté », dit-il. Effectivement. Mark Twain disait quelque chose de semblable en 1895 : « Les peuples les plus éloignés de la civilisation sont ceux où l’inégalité entre l’homme et la femme est la plus grande. » En effet. On pourrait sans doute aussi appliquer cette formule aux pays où la superstition religieuse a le plus de prise, mais Shatz case Alain Finkielkraut du côté des méchants pour avoir « protesté contre la conversion des églises désaffectées en mosquées. » Vraiment ? Cher compatriote, c’est signe de progrès que ces églises ne fonctionnent plus, et qu’on les préserve et qu’on les bichonne pour leur valeur culturo-historique ! Ce serait signe de régression si on les transformait à nouveau en lieux de culte après des siècles de lutte pour que la France soit plus ou moins affranchie de l’ânerie superstitieuse !
Je sais que l’on n’a pas à payer pour les alliés que l’on peut accumuler en prenant position sur des questions politiques plutôt controversées, mais puisque Schatz a pris soin de préciser, dans son blog de la London Review of Books, que la bête noire de tout le monde – Nicolas Sarkozy – se trouvait du même côté que Finkielkraut sur cette question, il pourrait également noter que ledit blog a été repris sur le site Réseau International à côté d’un beau dégueulis de conspiration classique : « Quinze des “pirates de l’air” de l’Arabie saoudite du 11 septembre étaient des agents de la CIA travaillant pour le gouvernement américain qui cherchait à détruire le Moyen-Orient au profit d’Israël et pour doubler le budget militaire américain. »