Un grand homme meurt et chacun y va de son commentaire avide de like. On n’attend d’ailleurs même pas forcément qu’il meure : alors que Shimon Pérès – l’un de ces géants qui, armés à la fois d’un courage physique et d’une culture intellectuelle qui font si cruellement défaut à nos modernes politiciens, tirèrent le nouvel Etat juif de la cendre –, alors qu’il rendait l’âme dans sa chambre d’hôpital, il fallut exiger des réseaux sociaux qu’ils laissent sa famille éplorée lui faire ses adieux dans la dignité.
C’est la même exécrable soif de représentation qui a poussé une ancienne députée à « tweeter » au sujet de la mort supposée de Jacques Chirac : être le premier sur l’info, quitte à ne relayer que d’obscures rumeurs, récolter ainsi appréciations et commentaires dont on fait le compte avec une anxiété adolescente ; se regarder ; voir les autres nous regarder. Notre société est devenue une société selfie, et plutôt que d’élever les masses, des pans entiers de l’élite choisissent de se vautrer dans cet abject amour de soi – ou, mieux, de son reflet.
Une photographie a récemment fait beaucoup parler. Moins tragique que ces deux exemples mais tout aussi révélateur qu’eux est ce cliché nous montrant un groupe de jeunes militants démocrates « se prenant » en selfie tout en tournant le dos à Hillary Clinton, leur candidate, pour « l’avoir » dans leur objectif et pouvoir ensuite poster une photo dont on leur a peut-être assuré qu’elle contribuerait à la campagne, ou qui assouvira, tout simplement, leurs pulsions narcissiques. C’était le 21 septembre dernier à Orlando, et un membre de l’équipe de campagne tweetait ceci : « 2016, ya’ll (sic) ». 2016, c’est ça – et pour le monde de la « communication », qui tend à devenir celui d’un autisme institutionnalisé, c’est pain bénit.
Prenez le métro, à New York ou à Paris, dans n’importe quelle ville civilisée ; regardez autour de vous, ne cherchez pas trop longtemps : à côté, juste là, cette adolescente ne sourit-elle pas depuis vingt minutes à son téléphone ? Que dis-je, elle ne sourit pas même à vrai dire, elle « duckface » et quand elle sortira, à peine reverra-t-elle la lumière du jour que sans perdre son temps à la contempler, elle choisira d’un coup de doigt agile le meilleur de ses selfies et le postera sur Facebook ou Instagram. Tous ont été pris, dites-vous, dans une lumière glauque et au milieu d’une foule compacte, entre une publicité pour Chipotle et un panneau de prévention contre la méningite ? Tant pis, tant mieux : on va à l’essentiel. Le selfie est à l’autoportrait ce que le gonzo est à l’érotisme d’Apollinaire, de l’Arétin, de Klimt et du Dernier tango à Paris.
Allez maintenant, nous sommes samedi soir, dans un bar élégant. New York en compte beaucoup qui imitent avec soin le charme lascif de la Prohibition era. Voici donc que de nombreux jeunes affluent vers votre speakeasy : vous vous attendez à ce qu’ils passent ce moment privilégié à discuter, à se regarder dans les yeux, à s’embrasser peut-être, à rire comme on peut le faire entre amis ou entre amants. Vous vous imaginez qu’ils vont goûter cet instant, qu’ils vont le cueillir sans se soucier de ce que sera demain. Erreur. Regardez bien vos voisines. Elles rient en effet, mais elles ne se parlent pas : cela fait un quart d’heure qu’elles se prennent en photo dans une multitude de positions. Elles demanderont bientôt l’addition et s’en iront danser ou plus probablement se coucher en songeant à leur succès virtuel. L’instant a fui, elles ne le savent même pas. Observez maintenant le couple assis derrière vous : le moindre de leurs baisers a été « immortalisé », figé plutôt dans un cliché dont ces faux tourtereaux peuvent bien escompter une centaine de like.
Au-delà cependant de ces manifestations ponctuelles de selfishness, c’est toute notre société qui tourne désormais autour d’un ego malade, d’un ego sans cogito, d’un ego qui, parce qu’il ne se sent plus exister, veut figer les instants de son passage ici-bas pour, tout au moins, en « avoir des souvenirs ».
Dans Extension du domaine de la lutte, Michel Houellebecq écrivait : « Sous nos yeux, le monde s’uniformise ; les moyens de télécommunication progressent ; l’intérieur des appartements s’enrichit de nouveaux équipements. Les relations humaines deviennent progressivement impossibles […]. Et peu à peu le visage de la mort apparaît, dans toute sa splendeur. Le troisième millénaire s’annonce bien. » Un personnage d’un autre de ses romans, La possibilité d’une île, journaliste pour un magazine féminin, ajoutait à cette sombre déclaration : « ce que nous essayons de créer c’est une humanité factice, frivole, qui ne sera plus jamais accessible au sérieux ni à l’humour ». Nous y sommes. Le gloussement remplace le rire, le smiley se substitue à l’équivoque, la dérision prend la place de l’humour et de l’ironie. Le sérieux, dont Houellebecq a le talent de voir ici qu’il est en fait solidaire de l’humour, le sérieux est ringardisé par le fun. Quant aux relations humaines, elles s’amenuisent en effet, laissant place à des pions qui croient savoir aimer parce qu’ils ne savent plus haïr. Dans le domaine érotique, la jouissance réciproque, agencement, délire cosmique, se voit détrônée par le primat masturbatoire, solipsiste, que permettent et Tinder et l’explosion d’une pornographie massifiée, robotisée, sans scénario, sans esthétique, et surtout sans force transgressive : les sigles et les abréviations commodes y ont en effet supplanté l’ordure sadienne, la pleine lumière y met fin à l’ombre du poète.
Un ego malade, un temps qu’on ne prend plus. J’ai écrit ailleurs que la société selfie était l’extension de la loi du marché. La loi du marché, ou la loi du selfie, c’est l’enrôlement du travailleur dépossédé comme de l’instant déraciné, l’« anonymat de marchandise » que dénonçait dans Totalité et infini un Levinas très lukácsien, sinon marxiste. C’est le visage thématisé. Visage mort car rendu idole : comme elles, seront qui les font, dit le Psaume CXV des fabricants d’idoles. Je ne suis plus visage, je suis vignette.
Le selfie, c’est le sacrifice de l’instant à un faux futur, à un profit escompté, c’est la mort de la rencontre. Pour refuser pleinement cela, pour retrouver l’authenticité de la relation, encore faudrait-il savoir être parfois seul, savoir profiter de soi, rentrer en soi-même sans désirer perpétuellement le regard objectivant d’autrui.
Loin d’échapper à cette règle de la vignette, nos fanatiques contemporains la portent à son comble. Prenez donc garde à ce que, sur les réseaux sociaux, les jeunes islamistes disent d’eux-mêmes. Vous constaterez assez vite que le niqab est l’envers du selfie, dont il s’accommode d’ailleurs très bien, et de l’anatomisme gonzo. Il manifeste, comme eux, la même dérive où confluent paradoxalement haine de soi et haine de l’autre, haine du moi authentique et affirmation pathétique d’un je sans attaches ni relations, d’un je d’automate. Dans les vidéos de Daech, cette affirmation maladive, délirante, prend les vêtements de l’horreur : je me contemple dans la cruauté comme d’autres dans la « joie », en vacances ou dans un bar à minuit. Et je veux votre regard. Je me contemple regardé par vous.
Bien sûr, le fait que les uns tuent et que les autres puissent être tués change tout : il ne s’agirait pas de renvoyer dos à dos les génocideurs et leurs victimes potentielles, vous et moi. Mais plutôt de dire qu’un abîme sépare les visages résolus, héroïques et néanmoins humbles de Peshmerga, des vignettes dérisoires, de l’infini cucul de Je suis en terrasse. Car si nos « sujets » postmodernes refusent la violence totalitaire, on peut douter qu’ils aient à cœur de la combattre. Les protestations d’amour et de paix, au moment où l’on massacrait des Français avec une haine sauvage à laquelle seule notre haine résistante eût dû répondre, celle de Pierre Emmanuel et d’Aragon, nous font plutôt penser que la société de l’égoïsme gentil peut gratifier l’esprit de collaboration d’une vie nouvelle, qui surtout ne fait de mal à personne, jamais – et dont on comprend bien qu’elle est, au fond, abdication devant le mal.
Il n’est pas impossible que les frères de clan du Poisson Rouge soient tenaillés par le désir irrépressible de régresser dans un écran fœtal quand le fond de l’air n’est plus très frais. La mémoire les rafraîchira. Ce que l’Europe dénazifiée était en droit d’exiger d’une Ukraine européiste, elle ne doit pas le considérer comme anecdotique de la part d’un voisin arabe. Il faut que nous, Occidentaux, cessions de traiter les Arabes comme des incapables. Il existe des Palestiniens qui ne préféreraient pas s’arracher la langue plutôt que conférer une existence nominale au peuple juif, à la souveraineté du peuple juif, à l’État souverain du peuple juif. On ne choisit pas ses ennemis? à plus forte raison devrions-nous renforcer nos liens avec ceux de nos alliés qui, de derrière la ligne de front, nous obligent à tester l’honnêteté de notre engagement. Konrad Adenauer n’a pas attendu Charles de Gaulle pour trahir Hitler et les temps que nous traversons ne nous permettent plus de nous tourner les gros orteils jusqu’à ce que les leaders palestiniens soient en état de juger les hauts méfaits de Mohammed Amin al-Husseini tels que nos propres leaders ont établi le degré de complicité de Philippe Pétain dans la Répétition générale de l’Apocalypse. «Plus jamais ça», scandaient nos pairs. Après le ça, attaquons-nous au surmoi.
Une question me brûle les lèvres, maintenant que l’homme de paix de Ramallah, barricadé dans sa maison tel Voltaire caillassé par le théoricien du bon sauvage, est le premier à connaître la colère de la nuit hamassiste… Saura-t-il leur parler, à ces petits djihadistes en herbe, de la différence de nature par laquelle se distinguent les actes que les gens du Livre ont vu s’inscrire en droite ligne avec le principe du mal, ou bien se croira-t-il, une fois encore, obligé de bénir leurs actes valeureux quand, par une nouvelle attaque pas si aveugle que cela dès l’instant qu’elle visera tout génomiquement ( ?) des Cisjordaniens juifs, ils iront cracher sur la tombe de son ami Shimon Peres?
Eh non! Il n’y a toujours pas un État hébreu (= juif, pour ceux qui savent que le mot «juif» fait référence à la Judée, laquelle n’est pas un culte mais un pays antiquement habité, certes par des âmes, et conséquemment, par un nombre de corps de chair et de sang dotés du potentiel de constituer un peuple aussi tangible qu’un autre) qui soit le seul État au monde à devoir faire la démonstration qu’il n’est pas animé par l’esprit de conquête. Car, comprenez-moi bien. Ce miracle, ce triomphe de l’humanité en quoi les grands absents du 30 septembre 2016 n’ont jamais vu qu’une immonde entité sioniste, n’a absolument aucun moyen de prouver la pureté des intentions d’une Autorité palestinienne qui, négociations après négociations, n’eut de cesse que de torpiller la possibilité d’une solution à 2 États pour 2 peuples. Et donc, ce n’est pas à Israël, et encore moins aux amis sincères d’Israël de saisir l’opportunité de la venue du raïs aux funérailles internationales de Peres, mais, de toute évidence, aux dirigeants de la Prépalestine de donner les gages. À eux et à eux seuls, non de cesser d’appeler, mais d’appeler à cesser de verser le sang des mécréants sur l’Esplanade des mosquées comme le feraient volontiers les nettoyeurs du Bloc identitaire, impatients de saint-barthélemyser l’État de droit et sa construction d’une Europe foncièrement hérétique. Abou Mazen ne doit pas simplement changer de méthode, il doit changer de guerre. Partant de là et de cela, il lui faut admettre qu’il va devoir changer d’ennemis.
Toujours cette plume intelligente et délicate ! Merci déjà.
—J’en profite pour saisir au vol votre « ego sans cogito », délicieuse et expressive expression, que je tournerai quant à moi en « cogito ego sum », voire en « cogito ego est, ergo non sum », à rapprocher en contrepoint du non moins connu rimbuadien « je est un autre ».
Je regrette, par contre, qu’il n’ait pas été relevé, comme je crois ce le devrait, que s’« il ne s’agirait pas de renvoyer dos à dos les génocideurs et leurs victimes potentielles » pour les évidentes raisons, il conviendrait quand même que le sursaut salutaire —qui, bien sûr, n’aura pas lieu— vienne des « victimes potentielles » mêmes, en tant que véritable cause rétrospective de l’agir des bourreaux. Mais, cette remise en question, l’Occident en est tout simplement incapable…
Sixto Quesada
On regrette le bon vieux temps où n’existait pas cet abject amour de soi et où on se contentait de commander des portraits en pied de 2,5m de haut à Rubens ou Rigaud – avant de le faire reproduire par l’estampe, tiré à 5000 exemplaires…