Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tossed, to me,
I lift my lamp beside the golden door !
« Donnez-moi vos épuisés, vos pauvres, / Tous ceux-là qui en masse, aspirent à vivre libres… » Ces mots d’Emma Lazarus sont gravés sur le piédestal de la Statue de la Liberté, à l’entrée de New York. Juive séfarade dont la famille avait trouvé sur le sol américain protection contre les rigueurs de l’Inquisition, Lazarus écrivit son sonnet, The New Colossus, pour célébrer l’idéal de son pays en accueillant les réfugiés et migrants européens qui passaient alors par Ellis Island. Le Colosse moderne était une femme, « Mère des Exilés », répondant par-delà les siècles à la puissance solaire du Colosse de Rhodes. Le Nouveau Monde se voulait alors le refuge des réprouvés, des oubliés de l’Ancien, la terre fertile sur laquelle ils refleuriraient.
Pendant plus d’un siècle, voilà donc ce que fut le « Rêve américain ».
Bien sûr, ce grand récit eut aussi ses silences et ses hypocrisies, ce rêve eut son envers, du génocide indien jusqu’à l’inégalité endémique qui ronge encore la démocratie américaine, en passant par l’esclavage et la ségrégation, par les lynchages et les taudis, par le cauchemar puritain et le culte des armes. Il n’empêche que nombre de grandes destinées purent en effet s’accomplir là et qu’elles ne l’eussent probablement fait nulle part ailleurs. Si le président Wilson était indubitablement raciste, c’est le fils d’un immigré africain, marié à une descendante d’esclaves, qui vit aujourd’hui et pour quelques mois encore, là où il décida du sort des nations il y a un siècle, présidant lui aussi aux destinées de son peuple et de tant de peuples.
Or, s’il est bien une chose dont Donald Trump est le nom, c’est le rejet de ce rêve-là. Le rejet, donc, de ce qui a fait l’Amérique si grande malgré ses errements : une chose est d’être imparfait, autre chose est de chérir ses imperfections. La victoire de Trump, oui, serait le plus grand démenti imaginable donné aux vers d’Emma Lazarus qui, s’ils ne disent pas toute l’Amérique, disent bien la façon dont elle a voulu se voir jusque récemment. L’insulte aux parents du soldat Khan venus témoigner de la peine d’avoir sacrifié un fils à leur patrie d’adoption, un fils « apostat » de la mort héroïque duquel Daech a d’ailleurs aussitôt fait des gorges chaudes, voilà qui demeurera comme une tache sur la conscience américaine, que l’auteur de ces bassesses soit élu ou qu’il ne le soit pas.
Un élément prégnant du romantisme américain est l’idée que ces « épuisés », d’où qu’ils viennent et cela vaut d’ailleurs aussi pour ceux nés sur le sol des Etats-Unis, puissent se ressourcer et prospérer. C’est l’idée que l’énergie suffise au succès. Là aussi, il y a beaucoup à dire mais le fait est que Trump semble à ses concitoyens les plus libéraux comme à nombre de conservateurs le déni incarné de cet idéal. Car c’est qu’il ne poignarde pas seulement le grand rêve libéral américain ; il met aussi fin, à coups de démagogie et d’étatisme, à l’emprise d’un certain conservatisme, non moins typiquement américain par son optimisme et son refus de la mythologie nationaliste, sur le Parti républicain. C’est la seconde mort, beaucoup l’ont dit, de Barry Goldwater et de Ronald Reagan.
L’idée d’agency est en effet coextensive à l’Amérique. Être responsable de soi, de sa destinée, posséder les clés de son émancipation. Ces élections auront marqué, aussi bien chez Trump que chez le plus sympathique Sanders, l’abandon plus ou moins explicite de la toute-puissante agency. Dire aux laissés-pour-compte qu’ils ne sont pas responsables de leur sort semble déjà, aux Etats-Unis, immoral à la gauche comme à la droite traditionnelles. Leur désigner un bouc émissaire relève pour le coup d’un éthos absolument étranger. On comprend donc mieux qu’Obama, en bon centriste, ait pu affirmer, lors de la Convention démocrate de Philadelphie, que les vociférations de Trump n’étaient même pas particulièrement républicaines : ça n’est pas là démagogie ou appel du pied, mais reconnaissance sincère de ce que Républicains et Démocrates puisaient naguère leurs valeurs au cœur d’une seule et même éthique et, en dernier recours, d’une seule et même métaphysique.
Trump est le monstre de l’Amérique, rejeton absurde qu’elle a peine à reconnaître sien. Il rompt jusqu’avec la fierté d’être américain, piétine la Constitution, encourage les ennemis de son pays et de la liberté, met en danger les alliances sans lesquelles les Etats-Unis ne sauraient demeurer en sécurité. Ainsi, absolument sans précédent est l’appel lancé à la Russie contre sa rivale. C’est qu’un désir de Poutine, « Putin envy » comme l’a écrit Paul Krugman, se fait par ailleurs jour dans le camp populiste, bien au-delà d’ailleurs de l’Amérique : nous, Français, le savons mieux que quiconque. Trump, le « candidat de Sibérie », ainsi que l’appelle Krugman, lequel va jusqu’à suggérer l’existence de liens financiers troubles entre le ploutocrate américain, ses homologues russes et Poutine lui-même… Il en découle d’ailleurs tout naturellement, chez Trump comme chez nous dans le camp soralo-lepéniste, cette façon toute particulière qu’ont aujourd’hui les populistes de réenchanter leur monde en mal de mythes : l’usage d’une rhétorique conspirationniste. Et dans le cas du candidat républicain, l’alliance objective offerte par le champion des libertés Julian Assange en dit long, et sur l’un et sur l’autre, et sur un homme qui prétend incarner l’autorité de l’Etat, et sur cet autre qui aurait fui, à l’en croire, au nom de la liberté d’informer.
Je le répète : si Trump perd, c’est que l’âme américaine aura identifié dans ses pitreries quelque chose de profondément contraire à sa propre ipséité. Spectaculaire me semble d’ailleurs le rejet dont il fait l’objet de la part de l’élite de son parti. Nombre de personnalités républicaines l’ont en effet désavoué, d’aucuns faisant même savoir que leur vote irait à Clinton. Les étudiants républicains de Harvard ont ainsi publié une longue tribune où ils faisaient notamment la distinction entre les limites du « politiquement correct », que le candidat choisi par leur parti prétend vouloir dépasser, et celles de la « décence humaine » qu’il viole sous ce prétexte. John McCain, ancien candidat à la présidence, fait partie de ceux qui n’ont pu avaler l’humiliation subie par les parents endeuillés du soldat Khan. Sa réponse écrite aux borborygmes de Trump exprime ce que l’Amérique conservatrice, quoi qu’on en pense par ailleurs, peut avoir de plus noble. À la famille du soldat tué, il a dit ceci : « Thank you for immigrating to America. We’re a better country because of you. » Il a rappelé l’origine de son propre engagement, son appartenance au parti de Lincoln, de Theodore Roosevelt et d’Eisenhower. Plein de ce christianisme qui inspira aussi bien les Pères Fondateurs que Martin Luther King, il a cité le Nouveau Testament, disant qu’Humayun Khan était mort pour l’amour de son prochain, qu’à ce titre il resterait dans les mémoires américaines « an example of true American greatness ».
Cela étant dit, pourquoi Trump ? Et que nous dit-il, s’il nous dit quoi que ce soit ?
Dans une interview passionnante donnée à l’American Conservative, J. D Vance, ancien élève de Yale issu de la classe blanche pauvre des Appalaches, auteur de Hillbilly Elegy, explique les raisons de l’enthousiasme dément suscité par la candidature de Trump dans son milieu d’origine. Ces gens, dit-il, l’essentiel de l’électorat du démagogue, sont désespérés. Désespérés et humiliés, notamment au plan patriotique : chez eux, on croyait jusque récemment au destin particulier de l’Amérique, on faisait l’armée, plus que partout ailleurs, on s’enorgueillissait des victoires remportées – et il n’y en a pas eu une seule depuis la présidence de Bush, sauf à compter l’exécution de Ben Laden comme l’une d’elles. « These people », explique Vance, « are proud. A big chunk of the white working class has deep roots in Appalachia, and the Scots-Irish honor culture is alive and well. We were taught to raise our fists to anyone who insulted our mother. » Or, en Amérique comme au Royaume-Uni et peut-être comme en France, un sentiment très ancré chez les blancs pauvres et peu éduqués, est d’être les seuls à n’avoir jamais pu bénéficier de la guerre livrée par l’élite à son propre dédain vis-à-vis des classes les plus basses et des minorités. Le sentiment, en somme, d’être méprisés et que ce mépris-là ne sera jamais, comme l’est le racisme anti-noir ou l’antisémitisme, combattu dans les écoles et par les politiciens. « We are the only group of people you don’t have to be ashamed to look down upon. » Nul n’a à avoir honte de mépriser un « White trash », un « déchet blanc ». C’est à cette frustration en un sens légitime que répond d’abord la candidature de Donald Trump.
L’idée que le mépris de celui qui m’est ethniquement ou culturellement proche serait moins grave que le racisme, est en soi immorale et insensée. Le phénomène dont nous parlons nous apprend également combien cette idée, par les aigreurs qu’elle peut susciter chez les personnes visées, est dangereuse : en effet, que l’élite ait des torts, et ce mépris institutionnalisé pourrait bien en faire partie, c’est chose bel et bien sue ; reste que du jour où elle aurait été renversée, nul espoir ne demeurerait en Occident. Nous avons déjà connu pareil désastre, au siècle dernier : nous ne pouvons pas nous le permettre à nouveau. Ça n’est plus seulement l’éventualité que le « souci de l’âme » comme disait Patočka, l’auguste marque de notre civilisation, soit attaqué comme ce fut le cas sous le nazisme et le communisme par la civilisation même qui l’a cultivé ; c’est la possibilité que tout cela s’effondre pour jamais dans l’affrontement apocalyptique d’un Occident désaxé et de l’absolue barbarie islamiste.
Mais Trump répond également à la pusillanimité de l’élite, son langage cru prospère de ses mots-réflexes, de ses mots sans âme, de ses mots qui n’en sont plus et que pourtant l’on vous apprend à utiliser dès le college, dès le lycée. Je l’ai dit ailleurs, « le Donald », comme l’appelle Obama, n’est pas seulement le produit d’une certaine Amérique ; j’ajoute ici que son succès n’est pas seulement la réponse au désespoir de blancs misérables : il donne aussi la réplique aux délires de la gauche, du féminisme puritain jusqu’à ceux qui n’osent parler d’islamisme lorsqu’il y a lieu de le faire.
Mais il y a plus. Un récent article de The Economist offrait un tour d’horizon des gauches et des droites de la planète pour mieux exprimer le constat que si cette partition n’était plus valable, celle de l’« ouverture » et de la « fermeture » l’avait remplacée : ceux qui veulent « baisser le pont-levis » et ceux qui entendent le lever. La victoire du Brexit s’inscrit à l’évidence dans cette nouvelle partition dont la classe politique française, toujours en retard d’une génération, gagnerait à comprendre les enjeux : c’est que l’époque est aux sociaux-nationalistes et aux anarco-capitalistes. N’étant ni de l’un ni de l’autre camp, je souffre de cette dialectique qui m’est imposée ; je souffre plus encore que personne ou presque ne semble l’avoir assez bien comprise pour la dépasser en toute conscience, sans forcément revenir aux terminologies d’il y a un siècle.
Or, Trump incarne à lui tout seul cet antagonisme nouveau. Il n’est, à la lettre, ni de gauche ni de droite. Il est raciste et isolationniste, protectionniste et étatiste ; il est nationaliste et, à sa manière bien sûr, socialiste. Au-delà cependant de toutes ces dénominations, il dit le désespoir d’une époque, et qui dit désespoir dit perte, perte d’un certain rapport à la transcendance. Nous, Européens, avons appris hélas, avec l’essor récent de la violence islamiste, quels ravages pouvait ce nihilisme engendrer. Eh bien ! Tout comme nos jeunes djihadistes, l’Amérique de Trump n’a justement ni racines ni ciel. Son nationalisme est celui des malls, des fast-foods et des motels glauques. Cette Amérique qui a oublié d’où elle venait est bourrelée de ressentiment, on le comprend, hantée par la vieille haine de Caïn, du frère lésé. C’est l’Amérique de Jason Compson, l’ignoble raté du Bruit et la fureur. Et le ressentiment, le désespoir, le nihilisme ne sont que les différentes facettes de ce que j’appellerais l’absence, ou la perte de monde.
De même que les Britanniques qui ont voté pour le Brexit ont en fait le plus souvent voté contre leurs intérêts économiques, poussés par ce que le politologue Laurent Bouvet appelle justement « insécurité culturelle », de même faudrait-il être aveugle pour ne pas voir que le chômage et la misère ne suffisent pas à expliquer le succès de Trump auprès des « Hillbilly ». L’insécurité culturelle de ces gens ne résulte d’ailleurs pas de l’immigration, quoi que le ploutocrate qui leur sert de Duce ait pu leur faire accroire : les causes en sont plutôt la mort de l’équilibre familial, l’emprise de la drogue et de l’alcool, la disparition des lieux de sociabilité – à l’exception, incidemment, des églises –, l’exclusion géographique, la substitution d’émissions de télévision vulgaires et stupides au saint pouvoir des livres, l’inaccessibilité des universités. Or, si l’argent et les rapports de production ne sont pas tout, et ce simple fait suffit à m’éloigner et du béat optimisme anarco-capitaliste et du cher vieux marxisme, je crois aussi que la « culture » renvoie à quelque chose d’autre, que derrière l’insécurité culturelle il y a une insécurité métaphysique et que cette insécurité-là ronge l’Occident.
Nous sommes emportés par le mouvement et plus rien de stable ne semble nous retenir. L’équilibre naturel entre substance et accidents est perdu : voilà le drame, voilà la tragédie de l’Occident contemporain. Il est normal de persévérer en soi, comme il est normal de varier au gré des circonstances, d’écouter l’appel du passage, de dialoguer avec son voisin, ce qui signifie aussi l’accueillir chez soi, aller chez lui, l’embrasser. Ce qui n’est pas normal est de ne plus savoir qui l’on est. De n’avoir plus rien à offrir à l’arrivant qu’une maison vide et dévastée.
C’est d’ailleurs parce qu’on ne le sait plus et qu’il est déjà trop tard, que l’on va tenter de s’accrocher, désespéré, à quelque vignette, à quelque identité de carton-pâte, à quelque mythe en plastique. Que, peut-être, on va tuer en son nom, histoire de donner un peu de consistance à cette foi de pacotille. La virilité morbide d’Egalité et Réconciliation, la vulgarité animale de Trump, le kitsch guerrier de Daech sont tous les enfants monstrueux d’un monde en quête de socle. Sachons donc que nous n’y répondrons pas en répétant à l’envi les antiennes du passé. Mais renouons surtout le lien perdu avec nos propres âmes, et l’abîme ne nous dévorera peut-être pas.
Grande lucidité. Merci beaucoup. Prions, si j’ose dire…
Texte extraordinaire, les bons mots sur nos mauvais maux oui, très bonne analyse de tout ce qui ne va plus …..Merci