Il arrive sur scène comme on rentre en sifflotant dans son garage, concentré bien sûr, professionnel, c’est peu de le dire, mais d’une certaine façon, ce n’est pas un concert. Bruce Springsteen ne joue pas pour son public, il joue pour ses amis. Face à lui, ce lundi de juillet, la houle vibrante, cette marée constellée que le noir a installée dans les fosses et les gradins de Bercy, tout cela converge, centrifuge, de telle sorte qu’une arène sombre et mauve, scintillante et transpirante, déferlante et immense, tout cela ne compose plus qu’un minuscule théâtre de visages autour du Boss. Dans cette antre énorme, au nom et au plastique si glauque, il n’est pas tard, 19h30, il n’y a pas de première partie et, de fait, il n’y a plus de gradins, plus de fosses, plus d’arènes, il n’y a plus que lui et vous, qui semble jouer à portée de main. Il est une idole, légende n’est pour une fois pas usurpée, et il s’adresse à la foule comme à un petit frère, une petite soeur, qu’on a pas revu depuis longtemps, qu’on connait depuis toujours. Springsteen sourit, et tout le monde sourit instantanément. Cet homme ferait d’un crématorium le plus intimiste et chaleureux des endroits. Il est à deux, quatre cent mètres, et on a l’impression qu’il va vous taper dans le dos. Rien n’a changé depuis ses premiers concerts dans les bars, on l’imagine par cliché, enfumés et mélancoliques, à Freehold, New Jersey. Parce que Springsteen n’a pas changé, parce que sa musique, par grâce, n’a pas vieilli. Lui semble aussi jeune qu’elle, il l’hurle, l’enroule, la déploie avec la même force qu’en 79, en 83. Tous les concerts de Springsteen sont une transe, presque cinématographique, où surgissent soudain des volutes de cigarettes, des vies gouailleuses sur les quais, des amours perdues, des ouvriers, des scieries, des revolvers, des forêts. Comme un film qu’on revoit, revoit, revoit. Dancing in the Dark est toujours magique, Springsteen a cette même façon de promener sa guitare, parfois dans son dos, comme l’appendice d’un dragon, parfois pointée en l’air, comme une winchester, toujours ce semblable regard, amusé et profond, humble et serein. Tous les concerts de Springsteen sont une transe, mais ce soir là, c’était le plus beau concert du monde.

Il est sur scène et, avec élégance, met toujours en valeur ses partenaires, dans une ambiance qui est potache, appliquée, libérée. On ne ressent jamais mieux ce sentiment de liberté – les grands espaces, les hautes espérances, la liberté et ses envers déçus – la liberté de la constitution, des capitoles, des grands poètes et des archanges noirs, cette liberté idéale et désappointée de l’Amérique, on ne la ressent jamais mieux qu’avec une chanson de Springsteen, et lui semble en être la pointe, la sublimation parfaite. Autour de lui, ses amis du E-Street Band, dont l’impayable Steve Van Zandt, passé à la postérité pour son rôle audiardesque dans la série Les Sopranos, et qui joue ce soir déguisé en corsaire, avec d’improbables breloques d’esmeralda pendues aux lobes d’oreille. Il y a aussi un jeune saxophoniste qu’il met en lumière, des pianistes fatigués et étincelants qui ont l’air sortis d’un Howard Hawks, et puis sa femme, Patti Scialfa, avec qui il reprendra « Because the night belongs to us », le nom qu’aurait dû porter cette soirée, le nom que devraient porter tous les groupes de rock and roll.

Et puis, il y a lui, Springsteen, sempiternellement habillé comme un jeune premier d’Un tramway nommé désir, les épaules saillantes, le foulard renforçant une stature d’Apache, le visage est plus marqué, mais il ne fait pas son âge. Springsteen, c’est ce concentré d’Amérique, ce calice où se mélange soudain toute la manifeste destinée, ou, du moins, la façon dont on la rêve. C’est, pour reprendre des mots célèbres de Norman Mailer, en parlant de Bobby Kennedy en 1968, qui disait que « ce candidat a une patine de l’autre vie, la deuxième vie américaine, la longue nuit électrique des feux au néon qui conduisent le long de l’autoroute vers le murmure du jazz ». Cette deuxième vie américaine, c’est, non plus celle du jazz, dix ans après Mailer, c’est celle du rock, mais qu’importe, elles sont semblables. Springsteen, avec la lumière orange et tintinnabulante de « Hungry Heart », avec l’indigo somptueux de « Dancing in the Dark », avec la candeur cruelle de « Point Blank », tous ces tubes que reprend cette tournée hommage à l’album « The River », paru il y a trente-cinq ans, la chanson The River elle-même avec ce désespoir bourru si proche de Faulkner, tout cela compose ce visage incessant et jamais éteint de l’Amérique imaginaire. Parce que Springsteen condense tout. Avec sa morale des gens simples, sa franchise honnête, son lyrisme viril, et en même temps, ce grain de folie et de fêlure, c’est Marlon Brando qui lirait du Verlaine. Du Fitzgerald, vociféré. Oui, Springsteen est tout, il est presque un mythe, au sens où s’il ne vieillit pas, c’est peut-être que son corps royal est distinct de son corps humain, il est l’incarnation d’un esprit, d’une chanson qu’entonnent partout et à chaque époque des héros et des fantômes. C’est Tony Soprano et Bernie Sanders. C’est les muscles de Jake La Motta revu par Scorsese, et dans le même mouvement, le temps de l’innocence des premiers tubes d’Elvis. C’est un univers de mafieux au service des pauvres honnêtes gens de Rockwell. C’est la gouaille et la pureté, de la mélancolie et de la révolte, toujours sur la même note. C’est le baladin à l’harmonica et les juke-box rutilants. La grande nature verte et bleue, traversée par les ombres d’une ville sinistrée. L’idéalisme collectif et l’individu brisé. Springsteen n’est pas un chanteur, il n’est que le ventriloque, tout en rugissements ou en brisures vocales, d’un souffle d’air, qui souffle sur le cinéma, la littérature, la politique, et qu’on rattache peut-être par cliché, certainement par songerie, à l’Amérique, qui lui est propre, le souffle, l’émotion, l’intelligence brute des sentiments, à un degré d’intensité approchant la combustion.

Springsteen vient du New-Jersey, ce territoire à mi-chemin des gratte-ciels et des grands érables, comme l’autre grand, unique, crooner, formant un duo jadis réuni mais ne se comprenant guère, les deux inspirant dès le premier son cette universalité mêlée de douleurs et de grandeurs, de rêves et de nuits tendres, de virilités trop clinquantes pour être intactes. Springsteen et Sinatra sont les deux jumeaux de cette sensibilité, le Boss contre le Prince, le porte-parole des vies taciturnes contre l’ami des puissants et des sans-coeur. L’amitié, l’amour déçu, une ondulation soyeuse pour l’un rugueuse pour l’autre dans la vocalise élégiaque, cela les rapproche, on les a toujours rapprochés. Mais Sinatra est trop roublard, tricheur, hautain, il se voyait comme un chef d’Etat, il l’était presque à la fin de sa carrière, toujours sauvé de ses malices par son désespoir roucoulé si majestueusement. Springsteen est humble et à hauteur d’homme, il n’est pas de l’époque d’Hollywood, des cigares et des chapeaux mous, il est plus moderne, plus failli, plus iconique parce qu’avouant sa condition et ne cherchant pas à se draper dans ses exploits, ses légendes. Springsteen est une légende immédiate, concrète, un mythe suant et tactile, combien de fois, l’autre soir à Bercy, a-t-il fait le tour de la fosse ? Combien de fois a-t-il pris dans ses mains et ses bras ses fans, combien de fois s’est-il marré avec eux, combien de fois a-t-il joué pour eux, avec eux ?

On en était là, de cette expérience unique d’un concert de Springsteen, où toutes les chansons de The River, exécutées avec fraîcheur et perfection, vous ballotent du désespoir insinué à la gloire tonitruante. Quand soudain, vers 22h30, après trois heures de concert, toutes les lumières de Bercy se sont éteintes. Un moment d’hésitation, mais c’est bien une panne. On était prêt à partir. Springsteen avait déjà été magique, si magique. Mais non, le Boss a pris les choses en main. Il a dit à tout le monde de rester, et tout le monde a chanté a cappella. Il a fait le chiffre cinq avec ses cinq doigts, pour dire que cela ne durerait pas si longtemps. Et puis, toujours souriant, prenant l’occasion de cette pause pour embrasser, saluer, nourrir d’amour ce fauve multiple à ses pieds, la foule, il a repris aussitôt son concert. Il n’est pas parti, après trois heures. Pas bu une bouteille d’eau, un café, du bon temps dans sa loge. Il est resté là, détendu et gamin, avec ses amis, qui étaient dix mille ce soir-là. Et, au bout de cinq minutes, comme il l’avait annoncé, il a repris son concert, juste là où il s’était arrêté, à la note près. Il semblait plus en forme que jamais, comme si les cent quatre vingt premières minutes n’avaient été qu’un vague échauffement, un tour pour voir. Alors, il a fait hurler les dix mille spectateurs sur Shout, une reprise des Isley Brothers, une chanson qui semble s’arrêter, qu’on claque entre ses mains, bras levés, exténués, rafraîchis et baptisés par cette jouvence en tricot de corps qui s’appelle Springsteen, cette chanson qui dure en fait des dizaines de minutes, et que le Boss continuait, comme un enfant, comme un enfant si heureux d’être avec tous ces gens là. Il était toujours sur scène, une heure après, allant d’amis en amis, se marrant avec son vieux Steve, hissant jusqu’à lui une jeune admiratrice avec qui il dansait in the dark, toujours cette éternité illuminée des guitares, des saxos, de la voix rauque et presque adolescente. Il a fini, seul, en acoustique et en nage, comme tout le monde, au bout de quatre heures d’un show qui était, ce soir-là, le plus beau du monde. « What a crazy night », a-t-il conclu, presque à regret. Springsteen, au fond, mérite bien son nom. Comme le printemps, il revient toujours plus neuf. Comme l’adolescence, il est toujours révolté et lyrique, potache et sérieux, grave et épuisé, épuisant. Dans ses veines coule un sang qui n’a pas d’âge.

 

4 Commentaires

  1. Le boss est un concentré de l’Amérique dans ce qu’elle a de meilleur, d’ouvert, de positif, de respect de l’individu et des diversités… je l’ai vu 5 fois en 30 ans et c’est à chaque fois la même magie le même humanisme. C’est ultra professionnel et bizarrement simple sans chichis sans starisation rentre dedans, sans mise en scène, tout est spontané… pendant 3h30 comme mercredi soir… Et pourtant ce soir-là un semblant de nostalgie pointait… agréable et décalé par rapport à tous ses concerts…

  2. Comme c’est bien dit…
    Les concerts de Bruce sont vraiment à part de par la proximité qu’il arrive à faire ressentir à tous le public et le sentiment qu’il s’adresse à chacun de nous directement. J’étais présent mercredi soir pour sa deuxième date à Paris pour une soirée mémorable également.

  3. Quel bel article ! J’y étais le mercredi, c’était tout aussi somptueux !

  4. remarque : il a pas intrepete la totalite de The River le lundi 11 mais que le 13 juillet : 20 chansons, ce qui fut une premiere en Europe en 2016 contrairement au gig 1 2016 en Amerique du Nord ou ce fut le cas chaque soir .