« C’est la victoire des vraies gens, des gens ordinaires », a énoncé Nigel Farage.

Peu importent les anecdotes, les hystéries et les fluctuations bancaires – peu importe, quand il s’agit de ces moments où l’Histoire rappelle aux hommes qu’elle s’est écrite en lettres de sang et en lettres d’esprit.

Importe, en revanche, ce mensonge éhonté du « discours du peuple », tenu, à droite et à gauche, par des hommes sans relief, sans âme, sans culture politique – car il n’y eut jamais de peuple que lorsqu’il y eut, dans des moments exceptionnels, quelques années à Athènes, quelques années à Florence, quelques années à Paris et quelques années à Londres des hommes de très grande âme, de très grande culture politique, de très grand génie artistique, et que c’est toujours par leur concours, par leur création, par leur effort et par eux seuls que le rêve du peuple a été cette fragile et admirable réalité.

Le nationalisme aboie ; le peuple chante. Le nationalisme vomit, le peuple fraternise. Le nationalisme simplifie ; le peuple, dans un équilibre précaire, s’initie au vrai. Oui, le vrai n’a jamais été qu’une exception ; moment d’exception chez un homme ; moment d’exception dans les peuples. Tout autre discours est un mensonge.

Mensonge à peine moins éhonté que celui d’une Europe qui a trahi sa chance – car c’est cela que le début si court (cinquante ans, soixante-dix ans sont si courts) de l’institution européenne ; pensée dès avant l’entre deux-guerres par les élites françaises et allemandes, brisée par la folie du Reich, le rêve d’Europe a été d’abord celui d’une réconciliation de grands ennemis, la France et l’Allemagne ; rêve métaphysique, très largement au-dessus des moyens de ceux qui l’ont pensé – mais souvent, il va ainsi des choses. Car les coeurs des rois sont dans les mains de Dieu, dit le Prophète – alors aider deux grands rois à s’aimer a quelque chose de prophétique.

Puis la routine – et ceci, tout de même : la conversion de ce projet en une fin de l’Histoire de forme mercantile dont la lettre fut dictée par l’Amérique, surgeon si différent du libéralisme d’origine, quoiqu’il lui ait emprunté ses principes fondateurs – anglais, donc.

Routine libérale qui signifie moins la toute-puissance de la banque (qui n’a jamais pour tâche que de pétrir la pâte des échanges humains, d’où jamais ne naîtra la moindre forme) que le silence, coupable, paresseux, inactif des élites intellectuelles enfermées dans un narcissisme si complaisant, si décadent, si facile – quand ils eussent dû oeuvrer sans relâche, à la forme.

Alors quoi ? Que faire, quand les communicants au pouvoir ne peuvent plus rien faire d’autre, et c’est normal, que de communiquer – que de faire de la communication de crise ?

Que faire, quand l’aboiement se promet d’être généralisé, et que ceux qui ont la tâche d’oeuvrer à l’esprit qui seul peut animer les peuples d’une vraie vie, se calfeutrent ? Quand ceux qui ont la tâche d’étudier et de penser ont durablement trahi leur tâche difficile pour des solutions d’existence hâtives ?

Rien d’autre que ce qui a été toujours la loi : l’effort, la pensée, le travail de l’écriture et de l’esprit, âpre, profond, et d’autant plus bienfaisant qu’il sera plus profond et plus âpre.

Les communicants ont triomphé ; leur vide, leur nullité laisse les peuples défaits à la déroute de leur fureur.

Il aura appartenu au pays vainqueur de la guerre, dont l’idéologie a fini par l’emporter, de détruire cette institution à laquelle il avait, dans sa dernière séquence dicté son modèle. Rien d’illogique là-dedans. L’Angleterre redevient une île ; la géographie reprend ses droits, quand s’effondre l’édifice de main d’homme.

Car il y eut, dans quelques rares esprits, la proposition d’un concert qui s’appellerait l’Europe. Pour dépasser l’enfermement en soi, ce suspens de l’effort intellectuel dans « l’il n’y a pas de métalangage », bref, dans le rêve babélien d’un dépassement de la différence des langues, on voulut faire de celles-ci les musiciennes d’un orchestre. Que les bourgeois soient en général des profiteurs bien faiblards de la beauté de la musique, les musiciens ne doivent pas s’en plaindre : ils font de la musique parce qu’ils l’aiment.

Rêve d’empire, que l’Europe n’a pas su être, au sens de l’empire sur soi, d’une hauteur qui s’impose à la persévérance nationale dans son être.

On avait le précédent, à la fois calamiteux et tellement attachant, malgré toute sa poussière, de l’empire austro-hongrois. On avait aussi le souvenir de l’Humanisme, plus incroyable moment de dialogue d’une ville à l’autre, sans doute, que les Lumières. On avait, en somme, quelques hommes qui avaient consacré leur vie à de grandes choses, et qui se laissaient gentiment inviter ensemble pour servir à une cause qu’on leur disait commune. Un prix Nobel, avant d’être rabattu sur l’universel narcissisme, servait maladroitement à cela.

Proposition ratée au quart ou à demi, peu importe. Il n’y a que des choses ratées, surtout quand elles sont grandes. Proposition embryonnaire, presque totalement inassumée. Et alors ?

Là, dans ce partage du trésor des langues, l’Angleterre prit une part considérable : sans le rire énorme et gigantesque de Dickens et de Shakespeare, une note eût manqué. De la clarté rationnelle des grands moments français à la subtilité vertigineuse de la sensibilité anglaise, on a pu rêver à l’Europe, en l’articulant à l’autre grand pôle, celui du sérieux et de la profondeur allemandes. Cela fut l’affaire de quelques uns. Le monde ne fut que l’affaire de quelques uns, et ce sont ces quelques uns qui ont toujours fait exister les peuples.

Tout le reste n’est pas littérature, surtout quand elle déserte ; mais tabloïd.