Pourquoi Cannes ? Le Palais, ce jour-là, est presque désert. On a envie de chuchoter, dans cet entrecroisement d’escaliers, de couloirs sombres, de petites files d’attentes. Le bruit des journalistes, qu’on conduit dans les salles aussi docilement qu’un troupeau à l’abattoir, ressemble à celui d’une caisse de supermarché, bip bip bip, les badges sont enregistrés un par un. Le Palais des Festivals n’est pas un bunker, comme on le dit souvent. C’est un décor de cinéma – du réel transcendé par la gloire, un morceau du monde différemment éclairé, vibrant d’une énergie étrange, et merveilleuse. Peu de circonstances, dans la vie, font que l’on serait ravi de passer ses jours et ses nuits dans un amas de béton, mélange de vulgarité méridionale – yachts, promoteurs à maquettes en cartons, vitrine immobilière avec des « prix, demandez en agence » et d’orthodoxie brejnévienne. Et pourtant, le Palais, sa moquette bleue dont on sent l’odeur lorsqu’on s’assoit, épuisé, au milieu de courbaturés semblables rechargeant, fébrilement, contre les prises au sol, leurs téléphones, sa moquette qui sent les années 70, son linoléum, son coin à casiers sinistre, ses gens éternellement pressés, ses vigiles, parcimonieusement aimables, son stand à café où il n’y a jamais le latte machiatto que l’on exige, mi-charmeur, mi-important, le Palais ressemble au décor de La Nuit Américaine, un embrouillaminis de techniciens et d’acteurs, de folie et d’assistants serviles, de chuchotements et d’escalators en panne. Comme sur un tournage de cinéma, chacun est également concentré puis badin, ironique avant l’enthousiasme, des scènes fondamentales semblent s’y passer, des intrigues peu secrètes s’y racontent. Au dernier étage, la terrasse présente une toile peinte, une folie de décorateur qui aurait lu Hemingway ou Fitzgerald, la Méditerranée qui est grise et enfin bleue, les caps émeraudes recouverts des flocons blancs qu’y font les grands hôtels, le rivage invincible aux pieds des grands pics mauves de l’Estérel. La mer partout, la mer nulle part, au crépuscule, couleur dorade au soleil, le bruit lointain du ressac, ce port irréel dont les mats ne tintinnabulent guère, la mer dont les festons compliqués s’écrasent sur les cordillères, caressent toutes les plages, dévoilent ici un sable pur qu’on voit depuis les trains, là un déjeuner où les chemises se pourprent de transpiration, et enfin des fêtes, la mer scandant les gorgées de chacun, la mélancolie des autres. Le Palais vibre au même tempo qu’un tournage, c’est ce qui fait la magie, comme on dit, du festival, le plus infime spectateur comprend qu’il est le protagoniste d’une oeuvre dont la circonférence est partout, le centre, nulle part, un indécidable projet manoeuvré par un metteur en scène obscur, chacun a ses tirades, certains sont des silhouettes, figuratives, d’autres des premiers rôles, mais tous passent, dans ce Palais qui est à la fois le lieu lumineux et les coulisses, le décor et le sujet, l’intrigue est mystérieuse mais évidente, ces quinze jours nous amènent quelque part, et chacun se pousse du col, ne loupe rien, de peur d’être coupé au montage. Ce réalisateur jamais visible distribue les rôles, les grandes marches et les photographes, emprisonne dans un même mouvement celui qui ne voudrait que passer et le curieux vorace, c’est un démiurge que l’on adore puis déteste, le Festival subjugue et enferme, il tisse un récit dont on a cru lire le scénario avant de s’engager, mais l’intrigue se dévide, surprend, manipule. On ne sait pas ce qu’on tourne, comme sur le tournage d’un grand maître, on en a déjà marre, on refuse de partir, on touchera un cachet, peut-être, il y a des disputes, des producteurs vocifèrent, on attend, on s’épuise, mais le compagnonnage de ces acteurs sans le savoir rend jaloux, rend amoureux, on se déteste mais on refuse de se quitter. Voilà Cannes, sur la Côte d’Azur comme La Nuit américaine de Truffaut, au milieu des pins pâmés, de la mer scintillante, d’un soleil gai et subtil, voilà ce qui soude et rend fou tous ces gens, la mise en abîme du cinéma, ce tournage qui n’est pas à l’écran, mais dans les couloirs, dans la rue d’Antibes, aux terrasses des cafés, cette expérience vivante du cinéma qui fait tout ressentir, tout le métier du cinéma aux festivaliers : la fraternité malveillante des acteurs, la jalousie collaborative des techniciens, l’idolâtrie sarcastique envers le metteur en scène, le système de castes en fonction de la place au générique de fin, la grandeur et les rumeurs, cette sensation unique du temps, qui balance sans souci de la mesure entre l’exaspération et l’hystérie, la patience et les minutes pleines, l’envie de partir, l’angoisse de partir. Cannes n’est pas la fête du cinéma, c’est l’expérience du cinéma. On devient acteur, technicien, on travaille au service d’un récit que l’on ne comprend pas, dont le maître ne sait rien encore. Les gens n’y sont pas snobs, mondains, ils sont théâtraux, ils sont comme des acteurs : partagés entre l’orgueil du protagoniste et la mélancolie de la marionnette, qu’on bouscule. Ils sont en train de tourner l’épisode soixante-neuf d’un infini long métrage, chaque année recommencé. Cannes ne donne pas à voir du cinéma. C’est du cinéma.
Mélancolie. Aujourd’hui, cependant, c’est le dernier jour. Les stars sont parties, les petites mains du film, accessoiristes, figurants, assistants, se retrouvent entre elles. Le Palais exhibe, fatigué, ses escalators, toujours en panne. On va voir tous les films que l’on n’a pas vus, c’est la dernière séance, une vaine et puérile tentative d’attraper par la manche le temps qui s’est enfui. Demain, la vraie vie, celle qui n’est pas le cinéma, recommencera. A dix-neuf heures, sur la terrasse de la presse, ce peuple des obscurs et des silhouettes, viennent contempler le montage final, celui que le Grand Maître du film décide d’exhiber au monde entier. Le palmarès final provoque le même sentiment de dépossession, d’amertume, d’infinie trahison que la première projection procure aux acteurs, aux ouvriers d’un film. Tout – c’est à dire ce à quoi on a dédié notre vie pendant dix jours – tout se décide sans nous. Au montage, on est coupé. Le palmarès cette année est décevant, étrange, selon les critiques, mais tous les palmarès sont décevants. Ils arrêtent l’illusion des personnages, les palmarès assassinent l’espoir infondé et nécessaire que le film ne pouvait se passer de nous. Nous n’étions que des pions, volontaires et aveugles, nous n’étions que des tirades, un programme, l’exécution d’un plan que l’on ne voyait pas. En même temps, la vie est devenue éternelle. Cannes nous a trompés, mais le film dont nous fûmes les obscurs et les sans-grade nous a figés, soudés, entraînés dans quelque chose que nous ne ferions pas d’ordinaire, qui laisse une saveur de cendres, que nous serions prêts à refaire demain. C’est devenu de l’art, un moment, précis et dense de notre existence. Tous les palmarès sont décevants, parce qu’ils sont des adieux, on congédie, l’attaché de production signe les chèques, on remet son manteau. Le soleil, détraqué, continue pourtant d’être aussi beau que sur un grand écran, il empourpre les nuages, il en fait du coton maculé, pesamment disposé sur une étendue d’argent, la mer, qui en reçoit les nuances et les violets. Et soudain, c’est la nuit américaine, la mélancolie cannoise.
En compétition (V). La seconde partie du festival a heureusement donné à voir de très bons, parfois de très beaux longs-métrages, parfois de trop longs-métrages.
Passons sur les pensums. « Baccalauréat » du roumain Cristian Mungiu est assez intéressant, élégamment mis en scène (il a reçu un prix du jury pour ce travail), mais, comment dire, attendu, ennuyeux, palpitant comme une nature morte. On peut éviter.
« La Fille Inconnue » des Frères Dardenne est lui un film blafard et morne, digne d’un téléfilm. Une jeune docteure, à Liège, n’ouvre pas la porte à un patient, par agacement, et pour faire la leçon à son stagiaire, sur les limites du dévouement professionnel. Or, l’inconnue est assassinée peu après. La docteure s’enflamme de remords et de culpabilité. Elle va trouver qui a fait le coup, et miracle, y parvenir. C’est Dix Petits Nègres sous Valium, dans une mise en scène profondément misérabiliste. Quand on compare au film de Loach, qui a eu la palme, il règne dans l’oeuvre britannique un sens de l’humour, de la vie, des personnages, qui rend le même sujet (la misère sociale) tellement plus profonde, tellement plus intense.
Xavier Dolan, donc, signe un film bien meilleur, « Juste la Fin du Monde ». Adapté de Jean-Luc Lagarce, il raconte comment un jeune dramaturge sur le point de mourir revient, douze ans après, dire adieu à sa famille. Xavier Dolan, c’est l’histoire d’un amour qui s’étiole. Ses premiers films étaient emprunts d’une poésie, d’un lyrisme, qui même maladroits et agaçants, ne pouvaient qu’emporter l’adhésion. Ici, beaucoup de choses horripilent, surtout cet esprit de sérieux, qui soudain s’installe. Certes, le film est une véritable prise d’otage émotionnelle, on est malaxé, explosé, et, pour finir, en larmes. Mais, que donneront tant d’afféteries, d’hystérie, de complaisance dans dix, ou quinze ans ? Seront-elles seulement regardables ? Dolan, qui aurait pu, qui aurait dû devenir un Carax, un Fassbinder, n’est-il pas en train de devenir Claude Lelouch ? Il manque la part de rêve – présente par touches, lors des souvenirs des héros – cet amour rimbaldien des bateaux ivres. Malgré tout, c’est vrai, Dolan a tellement de talent, que, sur le coup, son travail fonctionne, et émeut. On ne peut pas dire que ce film ne soit pas fort, on ne jurerait pas qu’il soit réussi. Il reste des acteurs, pour le coup, exceptionnels, Marion Cotillard n’a jamais eu autant de grâce, et Vincent Cassel, génial, fait de son personnage, le grand frère bas-de-plafond, un trésor de complexité, à vrai dire bouleversant. Gaspard Ulliel continue lui de jouer Saint-Laurent (timidité, complexes, hyper-sensibilité), Léa Seydoux et Nathalie Baye sont parfaites.
On peut passer rapidement sur « Ma Rosa » de Brillante Mendoza, une terrifiante plongée dans la corruption des Philippines. Le film est impressionnant, haletant, l’actrice récompensée du prix d’interprétation est en effet admirable, mais c’est aussi sensationnaliste, peu ragoutant et dépourvu d’art qu’un reportage d’un magazine d’investigation intitulé : « Bakchich, Prostitution et Cocaïne : l’enfer de Manille ».
« Elle » de Paul Verhoeven, actuellement en salles, est brillant, hilarant, très réussi. Adapté de Djian, c’est la quête d’un personnage de grande bourgeoise, joué par Isabelle Huppert, victime d’un viol, dont elle a des raisons de soupçonner que l’auteur se trouve dans son proche entourage. Huppert est évidemment incroyable, presque tous les autres acteurs aussi, à commencer par Charles Berling qu’on n’avait pas vu aussi bon depuis, depuis quand, au fait ?, même si Laurent Laffitte est plutôt médiocre. Est-ce un grand film ? Si la capacité du réalisateur passé avec gloire par Hollywood, à s’immiscer dans une radiographie chabrolienne de la société française impressionne, le film s’achève curieusement sur un happy end, et l’intrigue déçoit finalement, par le décalage entre sa perversité programmée et sa réalité, plutôt banale. Restent des scènes extrêmement drôles, Huppert en majesté, des acteurs fous de talent.
Le plus beau film. Le plus beau film du Festival s’appelle « Aquarius » de Kleber Mendonça Filho. Brésil, années 1980, une jeune et belle mannequin se remet d’un cancer. La vie est douce, la nuit de Recife tiède, il y a des amis, un grand frère, un mari, des enfants. La maison, en bord de plage, accueille ce mélange d’artistes et de commensaux, sur fond de musique joyeuse. On dirait le bonheur sur Polaroïd. Trente ans plus tard, Clara habite toujours l’Aquarius, cet immeuble des années 40, sur la promenade où la mer est toujours aussi belle. Son mari est mort, un promoteur sympathique mais aux dents longues rachète à la découpe tous les autres appartements. Ce film ne raconte pas grand chose, c’est le portrait de cette femme, à la pose aristocratique, éminemment cultivée, comme fanée dans ses regrets, la condescendance facile, unie à sa gouvernante par une affection surmontant les classes sociales, pleine de morgue et d’enfance, la joie affleurant les lèvres pincées. Elle est courageuse et classique, austère et adolescente comme par souvenir, malicieuse et définitive, toujours belle et facilement glaciale. « Je suis à la fois une enfant et une folle » dit-elle à sa fille. Lors de la montée des marches, l’équipe du film tenait des pancartes en soutien à Dilma Rousseff. Le film n’oublie pas, sans s’appesantir, de dresser un tableau sombre du Brésil, ravagé par la cupidité, le racisme, le mépris de classe, et en même temps, toujours vibrant. C’est au passage la meilleure BO du festival. Tout, dans la lumière et les dialogues, dans le visage de son incroyable actrice, Sonia Braga, est subtil et doux, puissant. Le meilleur film du festival, disait-on.