Dans les trains. Blonde, cinquantaine, la passagère regarde d’un œil amer le paysage, en fouillant machinalement dans son sac Chanel. Le narrateur : « Pardon c’est bien le train pour Nice ». La passagère se retourne, sourire en coin : « Oui oui, vous n’avez pas entendu l’annonce ? ». Son sourire est un peu crispé. « J’espère que vous avez un billet, hein ? Les contrôleurs, ils détestent tous ces mondains, les Parisiens qui viennent à Cannes. Mais il faut les comprendre, c’est dur leur métier, la journée dans un train, tous les jours, faut les comprendre, les contrôleurs… » Sourire plus insistant. Elle se recoiffe. Elle se tient avec application. « Vous êtes de la presse ? Moi aussi. Je suis à Monaco, moi. Vous avez vu des beaux films ? Moi j’ai mes entrées, au Festival. J’ai vu le film de Spielberg, c’était beau… (Sourire plus large). J’ai toujours deux billets, vous comprenez, j’ai mes entrées, au Festival. Vous avez vu, ce… Ma Loute ? (Grimace). » Silence. Peu à peu, le train se remplit. Il démarre. « Et vous allez aux soirées ? (Sourire déçu). Moi je n’y vais pas, oh bien sûr je suis invitée partout. Je vois un film par jour, le reste du temps je suis au Carlton. J’aime beaucoup le Carlton. Même si la dernière fois, au Carlton, on m’a volé mon BlackBerry (caressant son BlackBerry actuel, visiblement sain et sauf). Vous vous rendez compte ? 4000 contacts dedans ! Et pas sécurisé, c’est ça l’embêtant… une petite, qui passait par là… je faisais confiance… Il faut dire que Cannes c’est pas sûr, c’est dangereux avec le festival… Vous savez que c’est dangereux, pendant le Festival ? (Constatant que le train, dans cet après-midi doré, arrive seulement à Antibes). Oh il va marquer tous les arrêts. (Son regard erre un instant sur la mer et le sable). Vous voyez, moi, je suis à Monaco. J’ai aussi un appartement à Paris, dans le 8ème, vous connaissez ? C’est l’immeuble de Jean Daniel. Vous savez, le directeur de… de VSD. Ah mais oui, vous êtes journaliste. L’immeuble de Jean Daniel, de Claude Imbert… Mais je vis à Monaco. Évidemment ce n’est pas Paris. A Paris je suis perdue, je ne sors pas du 8ème, je connais tous les endroits maintenant, les Champs Elysées… les restaurants… j’aurais pu prendre un appartement à Cannes, pour le Festival. Mais dans le carré d’or, c’est 3000 euros la semaine. Et si vous n’êtes pas dans le carré d’or, autant rester à Monaco. C’est joli Monaco, vous savez ? Si je connais le Prince ? Enfin, tout le monde connaît le Prince. Mais oui, c’est un ami… »
Le train repart. Les gens passent, elle regarde quelque chose sur son portable. « Oui enfin Cannes, c’est moins bien cette année vous ne trouvez pas ? Il y a moins de stars. Vous avez vu des stars ? Moi pas du tout. Enfin il y avait le déjeuner de la presse, oui. Je suis journaliste aussi. Enfin, j’ai gagné ma vie autrement, je suis devenue très riche avant 25 ans. C’est ça qu’il faut faire… Journaliste… Ce n’est pas avec ça que vous allez devenir riche, vous savez. Vous êtes où ? Comment ? Ah oui, le petit milieu parisien… tout est si snob là-bas… vous savez que vous n’allez pas devenir riche en étant journaliste, hein ? Et encore, vous pouvez voyager, si vous êtes… quand vous serez…. Enfin, les vrais journalistes voyagent, je veux dire ».
A l’entrée de Cagnes, un silence plus lourd se fait. « Je ne vais plus trop aux soirées, non. Avant j’allais à celle de Jacques Attali, mais c’est devenu tellement… tellement mondain. Je déjeunais hier, il y avait Elsa Zylberstein. Cette fille ne sort qu’avec des gens très riches, vous savez ? Eh oui, eh oui. » Une pause. Le narrateur : « Mais elle est sortie avec Montebourg ». La passagère, contrariée, se retournant vers le paysage, puis revenant : « Oh, pas longtemps. Et puis, merci, je le sais. C’est moi qui les ai présentés. C’était chez le duc de… ? Ou chez Philippe Labro ? Je ne sais plus. Oh Elsa… Elle a la cinquantaine maintenant…Oui, oui, oui ».
Le narrateur se tait, et replonge dans son livre. Elle reprend : « Bon mais vous n’avez pas vu de stars ? Je me souviens d’une époque… cette année, il y avait Vanessa Paradis, non ? Qu’est ce qu’elle est formidable, Vanessa. Remarquez elle n’a pas de chance en ce moment. Avec les hommes je veux dire. D’abord le chanteur, là…(moue dégoûtée). Et puis avec son mari. Enfin son ex-mari, je veux dire. Vous avez vu comme il a pleurniché dans la presse, Johnny Depp ? J’ai beaucoup souffert ! Il dit ça : j’ai beaucoup souffert ». Le train arrive à Saint-Laurent-du-Var. Dans dix minutes, ce sera Nice. Le narrateur : « C’est peut être vrai. Il a peut-être vraiment souffert ». La passagère se retourne plus nettement. Son sourire est vraiment marqué, mélange de commisération et d’indulgence peinée. « Les hommes, souffrir ? Oh, vous êtes si jeune… ».
En compétition (I) : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. » Il arrive au spectateur de « Mal de pierres » la même mésaventure qu’au héros d’Aragon. Dès les premières minutes, c’est un dictionnaire des idées reçues et un festival de clichés : chanson dans la nuit qui rappelle un amour disparu, course-poursuite sentimentale au son des violons. Les paysans sont taiseux, et sombres. Près de la Méditerranée, les paysages sont beaux. Il y a du soleil. Dans les années 50, tout le monde roule en DS immaculée, lustrée à point. Les gens lisent Paris Match. En Provence, les robes courtes s’agitent au son des cigales. Tous les Espagnols sont anti-franquistes, et ombrageux. On tape à la porte d’un ancien amant, qui n’a pas changé d’adresse vingt ans après. La guerre d’Indochine, quelle horreur ce fut. Les militaires alités sont mystérieux et traumatisés. C’est ce que le cinéma français fait de pire : bourgeois, nostalgique, pagnolesque. Un cinéma d’acteurs et de décorateur.
Pourtant, cette étrange histoire finit par convaincre. Marion Cotillard y interprète Gabrielle, fille de paysans des Alpes, entre luzerne et champs de lavande. Années 50. Gabrielle est hystérique, bipolaire, et souffre de calcul rénal. Ses parents, ravis de la caser, la marient à José, ouvrier agricole catalan. Mais, toujours prisonnière de cette étrange maladie, le mal de pierres, elle est envoyée en cure, une montagne magique parfaitement déprimante et hygiénique, où elle rencontre André Sauvage (car dans le cinéma français, les gens des années 50 s’appellent André Sauvage, Pierre Castille, Louis Rivière, Jean Bonpoil, une onomastique qui fait dire : mais où vont-ils chercher tout ça ?). André, un ancien d’Indochine, est joué par Louis Garrel, il est donc beau, ténébreux, exaspérant et snob, avec des étoles précieuses et des lectures choisies (« Propos sur le bonheur » d’Alain). On retrouvera, au début et à la fin du film, Gabrielle qui erre entre ces deux hommes, l’un impossible et l’autre trop brut, deux guerriers qui se croiseront le temps d’une cigarette.
D’abord, donc, l’exaspération, à voir une mise en scène si appuyée, attendue, presque scolaire, parfois vulgaire, pas très tendre avec Gabrielle. Mais, à la faveur d’un rebondissement final d’ailleurs à la limite de l’invraisemblable – entre le mythe de l’Immaculée Conception et Rosemary’s Baby – le film change de signification, prend rétrospectivement l’allure d’une indécidable tragédie, provoque un certain vertige, celui d’une vie consumée dans l’illusion, massacrée par les songes, une existence commandée par un aveuglement obstiné, face à un bonheur évident et donc repoussant. Ce qui rend le film si émouvant, aussi, c’est une direction d’acteurs pour le coup parfaite : Marion Cotillard est une bourreau d’elle-même tragique, jeune herbe folle puis femme mûre en tailleur Yvonne de Gaulle constellée d’amertume, son mari Alex Brendemühl, exceptionnel en taiseux amoureux, Louis Garrel, toujours très bon, dans un numéro plus compliqué qu’il n’en a l’air. Et on comprend enfin pourquoi Nicole Garcia s’est intéressée à cette intrigue, au départ un roman de Milena Agus. Le mal de pierres, comme dans chacun de ses films, c’est le passé, jadis la Guerre d’Algérie, ici une histoire d’amour brumeuse, comme un gravier coupant les reins, un semis de regrets qui fige et empêche.
En compétition (II) : « Loving » de Jeff Nichols est un beau film, d’un seul tenant, sec et probe comme une vie passée aux champs. L’histoire, c’est la genèse de l’arrêt Loving v. Virginia, par lequel la Cour Suprême, dans les années 60, mit fin à l’interdiction des mariages entre Noirs et Blancs. Jeff Nichols, c’est ce cinéaste qu’on dirait élevé au grain, l’Amérique qu’on aime, lumineuse, idéaliste, éprise d’espace et de liberté. Tom Hanks, le visage poupin et génial de ce versant-là de l’identité nationale, aurait d’ailleurs très bien pu jouer dans le film, comme il jouait jadis et à présent dans les films de Spielberg, l’homme qui fait du bon cinéma avec des bons sentiments. On suit le drame de ce couple qui n’a rien demandé, qui va devenir l’instrument d’une libération par le biais de deux avocats, eux qui refusent de politiser ce qu’il vivent, qui sont mus par une sorte de common decency : ce n’est pas juste. Ce couple, lui blanc, elle noire, ne demande rien d’autre qu’à vivre comme ils ont vécu toujours, entre le maïs, les bières, les rituels sages et tendres d’une vie dans l’Amérique profonde des années 50. Les deux acteurs sont magnifiques, surtout lui, Joel Edgerton, dans son rôle de Richard Loving, un maçon taiseux, sarcastique par moments, protecteur et renfrogné, a right guy en tricot de corps échappé d’une peinture de Norman Rockwell, ou d’un livre de Don DeLillo. A la fin, on pleure, même si, à l’image de ses héros, le génial Jeff Nichols ne veut pas hausser le ton, comme on ne boit pas trop, le dimanche après la messe, comme on ne la ramène pas, en découpant la dinde pour Thanksgiving. Alors, on peut rêver à ce qu’auraient fait Barbet Schroeder ou Sidney Lumet de ce drame, c’est-à-dire un génial film de procès, avec avocats de la Côte Est, juges crétins, rebondissements et failles dans les procédures. Il manque aussi ce qui faisait la grandeur des précédentes œuvres de Nichols, son incroyable capacité à restituer l’enfance comme une géographie sentimentale, le temps des conquistadors pour cabanes, Magellan pour confitures, entre rêveries, nature bouleversante, poésie, et si le grand arbre noueux devenait un galion ?, et drames atroces sur fond de Mississipi. C’est un film d’adultes, contrairement à « Mud », du même auteur, magnifique, tout proche de Twain et Dickens. Dommage.
Dans les salles du Festival. Un homme s’assoit, la rangée est presque vide, il est essoufflé. Tous les sièges sont rouges et crémeux. La salle du Soixantième attend. C’est la projection de « Voyage à travers le cinéma français », le documentaire de Bertrand Tavernier. Une dame arque ses jambes, se plaque contre la rangée suivante, se faufile. Elle se pose à côté de l’homme. « Vous venez de la salle Buñuel, hein ? ». L’homme lui sourit. La dame ne comprend pas. « Non non, je suis là, vous voyez. » L’homme, un peu contrarié : « Oui mais parce que le film est aussi projeté en Buñuel. En même temps. Il est en Buñuel. Moi j’y étais ». La dame écoute. « Et alors, poursuit l’homme, il y avait une queue ! Même avec une carte de presse, moi je suis de la presse, et bien c’était cuit. Archi-cuit. Beaucoup d’invités, vous comprenez, les gens avec des tickets. » La dame hoche la tête. Elle dit : « Ah non, moi je suis venue directement ici, au Soixantième. J’aime bien, c’est plus calme. » L’homme, acquiesçant : « Oui, c’est plus calme ». La salle se remplit au compte-gouttes. « Heureusement que je savais qu’il était en même temps au Soixantième, remarquez. » La dame prend note. « Qu’est-ce que ça se remplit », elle fait. L’homme : « Ah ben oui, c’est les gens de Buñuel. (Consultant sa montre, triomphal). Vous voyez, ils ont retardé la séance, c’est pour les gens de Buñuel. On va les attendre. ». La dame, pensive : « Et vous avez attendu longtemps, en Buñuel ? ». L’homme, magnanime : « Oh, un peu. Mais dès que j’ai compris, j’ai traversé, par la passerelle, vous savez ? Ca relie le Palais et la Soixantième. Quand on est de la presse, on a le droit. C’est pratique. Je me suis dit : la Soixantième sera déserte. Dans le mille ! ». La dame hoche de nouveau la tête : « Moi je suis venue directement ». L’homme : « Vous avez bien fait. Je me suis dit : tentons le Buñuel. Et puis après, j’ai vu la queue. Mais c’est sympathique, ici. (Dressant l’oreille) Vous entendez ? C’est la passerelle, entre le Palais et ici. Elle grince, tout ça c’est les recalés de Buñuel. » La dame, surprise : « Oh, tout ça, c’est les gens de… Ah, ben dites donc. » L’homme, souriant : « Oh, oui, ils vont tous venir ici. Vous voyez, ça se remplit, ça se remplit…. ». Un silence. « C’est quand même une chance que vous ayez su qu’il soit aussi au Soixantième. Moi je suis venue directement. » L’homme, riant : « Vous avez eu raison ! Quoi que, quoi que, regardez comme ça se remplit. Le film va commencer en retard, chez nous. Ils nous font attendre, pour accueillir les gens d’en face. En Buñuel, à mon avis, ils sont déjà dedans. Vous entendez la passerelle ? Y a du trafic ». Un silence. On entend la passerelle. Un autre spectateur se présente au début de la rangée, il se glisse entre les genoux, et s’assoit près du couple fortuit. « Ah ! Vous venez de Buñuel, pas vrai ? », fait le premier monsieur, très fort, un sourire de victoire sur la figure.
En compétition (III) : « Paterson » de Jim Jarmusch ressemble à ce qu’on en attend. C’est infime, presque japonais. Et c’est très beau. Peut-on le décrire ? Non. Faut-il le voir ? Oui. Adam Driver confirme ce qu’on soupçonnait : il est le meilleur acteur de sa génération, sauvage et fragile, alternativement niais et redoutable. Un nouveau Joaquin Phoenix. Le rôle de sa compagne est moins bien écrit, lourd. On est, en tous cas, sidéré par la décontraction du film, son auto-dérision, cette ténacité modeste dans le minimal. Les vies minuscules, plus Yves Bonnefoy. Que dire de plus ? Ci-gît tout ce qui nuit, et l’avare silence et la massive nuit.
En compétition (IV) : Almodovar ? Non, s’il vous plaît… Et pourtant. Une femme – magnifique, géniale, Adriana Ugarte – tombe amoureuse dans un train, un train aux couleurs vives, dans une plaine neigeuse où les cerfs gambadent et les hommes meurent. Elle traverse un drame. Sa fille s’enfuit. Rossy de Palma, vieillie, est une servante atroce et diabolique. Madrid est beau. Le temps passe, on croit comprendre… C’est la vie, l’amour, la mort, etc. Le film est faussement simple, sophistiqué, étreignant. La fin la plus sobre et émouvante de tout le Festival. « Julieta » est en salles depuis hier. Allez-y.
Serait-il possible de lire une véritable critique de film plutôt qu’un enchaînement de mots joliment dit accordés qui forment des phrases?vides de sens, sans argumentaire et sans point de vue?