Depuis le 6 avril, et jusqu’au 18 juillet, le musée de l’Orangerie accueille une exposition centrée sur le regard du poète critique d’art que fut Apollinaire. Ils sont tous là : Matisse et Picasso, Braque et le douanier Rousseau, les cubistes et les orphistes, les futuristes et les surréalistes – on se souvient que c’est Apollinaire qui inventa le mot de « surréalisme ». Le catalogue qui accompagne cette exposition formidable est lui aussi formidable, à plus d’un titre. Les catalogues d’expositions forment une catégorie à part de l’édition d’art, et de l’édition critique. Les meilleurs sont ceux qui opèrent un léger décalage par rapport à l’expo, qui évitent la paraphrase, et proposent un parcours mental, une promenade mentale, autre. Les meilleurs catalogues sont ceux que l’on dévore, et qui nous surprennent. L’amateur d’art est souvent un bon lecteur, critique lui aussi… Ce catalogue-là, celui de l’expo de l’Orangerie, est magnifique. Extérieurement, c’est un objet graphique. La couverture : du carton brut, du vert et du blanc pour décliner les onze lettres d’Apollinaire. Retournons-le : sur le carton brut claquent les mots du poète « J’ai tant aimé les arts que je suis devenu artilleur ». Avant la page de faux-titre, à l’intérieur, le nom d’Apollinaire repris en noir et gris, avec, cette fois, les dates de naissance et de mort (1880–1918). Graphisme impeccable.

Apollinaire… Il est le témoin privilégié des avant-gardes. Ce qui se joue à l’époque, c’est une révolution. A la fois abrupte et douce, oxymorique, tirant leçon des précurseurs – Manet, Cézanne – et puisant à des sources toutes premières – l’art nègre. Une date, au moins, est restée dans l’Histoire : lorsqu’en 1907 Picasso travaille sur Les Demoiselles d’Avignon, quelque chose est en train de se produire, d’éclater. Quelque chose qui a un avant et un après, et dont Apollinaire est le témoin, mais pas seulement. Il est aussi l’ami, l’accompagnateur, le chantre et l’œil de cette révolution. Au point de sacrifier, peut-être, son travail de poète. La critique d’art l’occupe tout entier.

Donatien Grau, dans son article « Guillaume Apollinaire, homme d’ordre et poète », met en perspective les discours poétiques de Mallarmé et de Jarry : « l’aspiration à la vérité, héritée de Cézanne, vient suturer les ruptures imposées par Jarry et Mallarmé », et replace Apollinaire du côté d’un ordre que Dada dézingue. Cécile Debray rappelle que « le regard d’Apollinaire sur l’art moderne est né avec le fauvisme ». Laurence Campa, quant à elle, centre son étude sur les chroniques artistiques qu’Apollinaire a publiées dans L’Intransigeant. Le poète s’engage, artistiquement. Et le poète peut s’engager car « il vit la peinture au présent ». Cécile Debray, dans un autre article, le nomme « héraut du cubisme » et Didier Ottinger rappelle qu’il a regroupé ses chroniques sous le titre « Le flâneur des deux rives », en 1918. Les avant-gardes artistiques tressent autour du poète un maillage serré, y compris dans sa vie sentimentale. Marie Laurencin… Le Poète et sa muse d’Henri Rousseau… Critique, œil aux aguets et amitiés fraternelles, mais avant tout poète. Il va peindre à sa manière, avec les mots et les formes. Il en fera des Calligrammes. « Anch’io son’ pittore » !

Trois Calligrammes d'Apollinaire
Trois Calligrammes d’Apollinaire

Dans ce catalogue, les articles sont brillants, érudits et lisibles. Ils cernent au plus près la poétique de la critique apollinarienne, l’Histoire des arts et des idées en marche, une sensibilité et une volonté de partage d’enthousiasme fondé. Les illustrations, nombreuses, soignées, soulignent parfois le propos, mais avant tout le devancent ou le complètent. Pas de paraphrase. Le contraire de la paraphrase. On s’arrêtera sur l’introduction de Jean-Jacques Lebel (« Carnet de tir du canonnier Apollinaire »). Cet article clôt la partie critique proprement dite et cède la place aux chronologie, anthologie et bibliographie. Apollinaire est au front. Naturalisé de fraîche date, il lui tient à cœur de combattre. Lebel souligne que le poète, dans ce carnet, « réussit, malgré tout, à rendre compte à sa façon » de l’horreur de la der des ders. Les textes dansent sur le papier quadrillé, l’ « Ômégaphone » est au bas de la page commençant par « Tant d’explosif sur le point VIF ! », un dessin de casque épouse le nom de Napoléon. On sait l’éclat d’obus qui transperça le casque, la trépanation de 1916, les portraits des amis peintres de l’ami poète trépané – dont ce dessin de Picasso, comme une épure. Tête bandée. Tant d’allégresse, de disputes et d’émerveillements artistiques pour en arriver à la boucherie ? La tête bandée du poète-critique-œil rejoint l’art, terriblement, par la « bande ». Chirico ne s’y était pas trompé… ou si peu.


NB : La visite de l’exposition de l’Orangerie et la lecture du catalogue de l’expo peuvent être complétées par le visionnage du DVD et la lecture des Aventuriers de l’art moderne de Dan Franck (Arte, Grasset), et par le remarquable essai de Béatrice Joyeux-Prunel, Les avant-gardes artistiques 1848-1918, une histoire transnationale (Folio Histoire, janvier 2016).

Informations pratiques :

Apollinaire, le regard du poète
Du 5 avril au 18 juillet 2016
Au musée de l’Orangerie
Jardin de Tuileries (côté Seine)
75001 Paris
Ouvert de 9 à 18h – Fermé le mardi

4 Commentaires

  1. Une exposition de peintures et d’oeuvres d’art, avec comme point de départ un regard littéraire… C’est tout à fait intéressant.

  2. Apollinaire est l’un des plus grands précurseurs. Il a bouleversé la poésie, mais aussi l’art. Il s’est intéressé aux arts populaires, il a compris, très tôt, l’importance qu’allait avoir le cinéma dans le monde de l’art au XXe siècle. Il est passionnant qu’une exposition montre la vision artistique d’Apollinaire, que l’on a eu tendance à oublier à travers l’histoire.

  3. A défaut de pouvoir me rendre à Paris pour voir cette exposition, je commande immédiatement le catalogue !

  4. Une exposition qui dit toute l’effervescence d’une époque. L’une des meilleures de ce début d’année.