Zürich est la ville de Suisse où la présence artistique du peintre est la plus palpable. Il fit sa première exposition au Kunsthaus en 1967 logeant à l’hôtel Baur au Lac, l’année où lui furent commandées les cinq baies du chœur et la rosace sud pour l’église Fraumünster, inaugurées trois ans plus tard. Chagall se lia avec la famille Zumsteg et en particulier avec madame Hulda Zumsteg, propriétaire du restaurant der Kronenhalle, l’un des deux plus célèbres de Zürich, dont la grande salle nommée salle Chagall est tapissée de tableaux de maîtres, comme les salles annexes : Braque, Picasso, Miro, Chagall et dont le bar fut réalisé par Alberto et Diego Giacometti. Ce lieu est visité par des amateurs d’art avertis mais aussi de gastronomie et de vins rares, venant du monde entier.
L’exposition « Chagall, Maître de la modernité » du Kunsthaus complète magnifiquement celle du musée du Luxembourg « Chagall, une vie entre guerre et paix » et celle de la Piscine de Roubaix, à l’automne dernier en lien avec le Dallas Museum of Art. Toutes ces expositions avec celle du musée de Nice et celles à venir, nous font découvrir ou redécouvrir une œuvre sur-abondante, polyphonique, avec une palette unique dans son siècle traversant le cubisme, le symbolisme (Hommage à Apollinaire – 1911/12, où le peintre joue avec les quatre éléments), le chromatisme pictural proche ici de l’échelle chromatique en musique pour un peintre qui a tant travaillé sur la musique, sur l’opéra. Mais il ne faut pas oublier – et les deux expositions de Zürich et de Paris l’attestent avec force – qu’il y a aussi un Chagall monochrome puissant, admirable, méconnu. Les commissaires du Kunsthaus ont eu la géniale idée de faire venir des œuvres totalement atypiques, d’un modernisme puissant comme son David (1914) qui fait songer à un portrait d’un Elvis Presley à la guitare plus qu’à celui du roi biblique avec sa harpe.
Si Malraux parla comme peu d’autres de la palette et du lyrisme de Chagall, Picasso dit pour sa part qu’il était l’un des seuls artistes « qui comprend ce qu’est réellement la couleur.» « Chagall, Meister der Moderne » aborde l’irrépressible modernité du peintre juif russe devenu français. Ses peintures N’importe où hors du monde ou Derrière le village des années 1915-1919 pour modernes qu’elles soient, sont inséparables du paysagiste onirique qu’il fut ou du constructiviste (Portrait constructiviste, 1918), autant que de l’artiste qui en pleine période cubiste crée des collages, des décors surréalistes pour le théâtre juif de Moscou, qui préfigurent son plafond pour l’Opéra de Paris.

Affiche de l'exposition Chagall au Kunsthaus, à Zurich.
Affiche de l’exposition Chagall au Kunsthaus, à Zurich.

Les deux commissaires de Chagall. Une vie entre guerre et paix[1], Jean-Michel Foray – disparu malheureusement l’an dernier – et Julia Garimorth-Foray, nous proposent de suivre Chagall au fil de ses pérégrinations, souvent guidées par l’histoire, au moins jusqu’en 1947. On retrouve ainsi son année berlinoise (1922) et son premier voyage en Palestine à Tel-Aviv (1931) « aux sources du judaïsme et du message biblique ». On doit à Jean-Michel Foray un gourmant Petit dictionnaire Chagall en 52 symboles[2], qui nous permet souvent de découvrir d’autres manières de comprendre l’artiste incomparable qu’il fut.
Angela Lampe – dans le catalogue édité sous la direction de Simonetta Fraquelli Chagall. Meister der Moderne[3] – intitule son article : Marc Chagall « Der grösste Meister des Expressionismus » (Le grand maître de l’Expressionisme) selon l’expression d’Heinrich Mandel, pour dire dès la première ligne combien la plupart des historiens d’art s’irriteraient à entendre cela. Quoi qu’il en soit des historiens d’art, Apollinaire voyait en lui un surréaliste. Un Chagall surréaliste, onirique, lyrique en diable, pour ne pas dire mystique, serait donc plus juste. Le directeur du Kunsthaus, Christoph Becker, a voulu et surtout pu, grâce à de très nombreux prêts de collectionneurs suisses, à commencer par Meret Meyer, la petite-fille du peintre, et bien d’autres, montrer des peintures aussi rares qu’importantes comme Odalisque, Nature morte (Stillleben), L’acrobate, des années 1913-14, ou cette Jeune femme jaune qui n’est pas sans évoquer Picasso. Chagall illustra Majßelech in fersn (« Erzählungen in Versen » ou « Récits en vers ») de l’écrivain yiddish Der Nister, dont certaines planches sont ici exposées. Soixante ans plus tard, il illustra encore quelques maîtres de la littérature française contemporaine, cette fois – après avoir illustré les Fables de La Fontaine et beaucoup d’autres grands textes de la Bible à Gogol  : Aragon et Malraux.
Les deux expositions font bien naturellement une place spéciale à la guerre, la Première puis la Seconde, si présente dans son œuvre à travers l’Extermination des Juifs européens et l’éradication pure et simple de sa Vitebsk juive où il naquit, inséparables dans son œuvre de la Crucifixion.
L’une et l’autre exposition nous font revoir ou  découvrir ces peintures monochromes à l’encre de Chine comme Le Vieillard et la vieille femme ou Aufbruch in den Krieg (Le départ pour la guerre) ou Les Passants, plus proches de personnes partant pour l’exode pour fuir les désastres de la guerre que de simples promeneurs. Voici un Chagall des profondeurs du tragique, qui fait l’économie de la couleur, celle-là qui le rendit si célèbre, pour donner le plus pur de son œuvre, le plus dépouillé aussi, l’épure par excellence…
Il faut contempler ces peintures exceptionnelles qui se trouvent en nombre dans ses années russes de guerre et de révolution, mais que l’on retrouve au fil de sa vie, jusque dans ses gravures pour Et sur la terre, un inédit de Malraux publié en 1977. Nous admirons tout particulièrement au musée du Luxembourg des œuvres jamais vues ailleurs (ou tout à fait oubliées) comme ces deux Encres sur papier vergé, La Thora sur le dos et Les Temps changent-ils (respectivement de 1933 et 1920). Deux autres Huiles nous ont marqué : Homme-coq au-dessus de Vitebsk (1925) et La Synagogue de Vilna (1935), toutes deux dans des collections privées. Le Kunsthaus expose aussi pour sa part une suite de scènes d’accouchements, datant du début des années 1910 (avant la naissance de sa fille Ida, en 1916), saisissantes.
Posons un dernier regard sur la peinture Dans la nuit datant de 1943, représentant Chagall dansant avec Bella, par une nuit d’antan à Vitebsk sous la neige. Bella mourut subitement un an plus tard à New York.
Un Chagall ivre d’images[4], selon l’expression de Daniel Marchesseau, répond ici à un Chagall ivre de mémoires. Ces trois expositions actuelles rendent justice à l’un comme à l’autre Chagall. Il y a toujours le balancement entre la tragique réalité du peintre et l’échappée mystique ou poétique par laquelle il transfigure le malheur.

PS. Je tiens à remercier tout spécialement Zürich Tourisme, Lyria, le Kunsthaus, la direction du restaurant Kronenhalle, pour avoir organisé mon voyage et mon accueil à Zürich.


catalogue-chagall-luxembourgLe monumental Catalogue RMN accompagné de nombreuses études et d’une très riche iconographie est complété par L’album de l’exposition écrit par Elisabeth Pacoud-Rème RMN/Musée du Luxembourg.








[2] RMN, 150 pages, 12 €.

[3] Hatje Cantz Verlag, Stuttgart.

[4] Découvertes Gallimard, 2008. L’analyse souvent passionnante proposée dans ce petit livre est suivi par un florilège de textes signés Marc Chagall, le Père Couturier, Jean Leymarie, Aragon. Pourquoi n’y figure pas l’une des pages que Malraux lui consacra ?