Ces hommes haïssent l’objet même de leur désir.
Le droit à l’amour et au sexe interdit par la religion hors mariage, et en son sein à l’épouse elle-même : voici, à l’œuvre, la machine infernale qui engendre la haine des femmes à proportion du désir qu’elles inspirent.
Voici, raconté comme jamais, la transgression brutale des rapports humains, l’humiliation des femmes à domicile, l’esclavage sexuel au travail, le viol dans les recoins de l’espace public, et, pour les prostituées, la mort administrée par leurs clients pour l’occasion, au nom de la salubrité publique et de la morale religieuse. Tandis que le chômage, l’abandon conjugal et la drogue chez les hommes jettent chaque jour un peu plus des centaines de femmes jeunes, déjà mères, à la rue.
Qui sont ces hommes que l’interdit religieux sur le sexe et les femmes rend fous ? De quel pays ? Et qui est l’auteure de ce livre brûlant de dégoût, de haine du Mal et de la religion qui en est, à ses yeux, la cause, mais brûlant symétriquement d’un amour brûlant de l’amour ? Pourquoi cet hymne désespéré, via le discours de prostituées sacrifiées, au droit à l’amour et au plaisir pour tous, à commencer pour les femmes, privées de la propriété de leurs corps ?
Ces hommes sont des maris, le tout-venant des rues, des dealers, des employeurs, des flics, et des hommes de religion. Voilées, pas voilées, foulard sur la tête ou ensevelies sous le tchador, épouses, simples passantes, voyageuses, professionnelles de l’amour, le danger pour les femmes est partout, le désir est sauvage, la soumission inscrite dans la loi, la révolte et la fuite impossibles.
Ce pays, c’est l’Iran des mollahs, mais ce pourrait être ailleurs, soit un peu partout dans le monde islamique. L’auteure, Chahdortt Djavann, a fui son pays à l’âge de treize ans, elle est arrivée en France à vingt-six ans, et choisit de vivre une vie solitaire entièrement dédiée à l’écriture. Elle s’est mise dans ce nouveau livre, Les putes voilées n’iront jamais au Paradis !, dans la peau de deux amies d’enfance aux destins sacrifiés, mariées par les leurs à des inconnus, et fait revivre des prostituées assassinées qui narrent à la première personne leur séjour dans l’enfer du désir masculin retourné en pulsion de mort, au pays disparu corps et âme de Shéhérazade, d’Omar Khayyam, de Rûmî, des poètes Saadi et Hafez et tant d’autres. Adieu Les roses d’Ispahan chères à Leconte de Lisle, place à la pornographie à tout va sur Internet, aux backrooms, aux bordels à la chaîne de Téhéran, ce grand Bazar à putes, aux mollahs providentiels et leurs mariages « temporaires » avec des prostituées devenues ainsi « halal », aux tchadors clignotants sur le bord des routes et la mort, au final, dans les caniveaux.
Ce livre se veut un roman. Mais de même que Flaubert disait : «Madame Bovary, c’est moi», Chahdortt Djavann est-elle, par introjection littéraire, une de ces femmes de chair, une de ces prostituées promises à la lapidation, pendues ou assassinées, qu’interdite en Iran, elle n’a jamais rencontrées, mais qui, sous sa plume, vivent, se racontent et meurent en direct, dans ce qui apparaît le plus cru, le plus terrible, le plus vrai des témoignages. Magie du roman, art de la romancière, qui, avec Kamel Daoud, le psychanalyste Fethi Benslama, le regretté Abdelwahab Meddeb et tant d’autres, dénonce de l’intérieur les ravages de l’interdit sur la misère sexuelle et la condition des femmes, en terres d’islam.
« Nul artiste dans ce pays, écrit Hava – Eve en persan –, l’un des personnages de ce livre de feu et de sang, n’a osé encore peindre une toile équivalente au Le déjeuner sur l’herbe de Manet et nous sommes au XXIème siècle et non en 1863. Sans parler de L’Origine du monde de Gustave Courbet, peint en 1866. L’outrage suprême au turban des mollahs ! Ils ont horreur de voir d’où ils sont sortis. »
Quant à nous, Occidentaux libres-et-sûrs-de-nos-valeurs-universelles, lors de la récente venue à Rome du Président Rohani, on voila au Quirinal les fresques de la Renaissance, et les sculptures de nu féminins furent enfermées dans des coffres en bois.