On n’en finit pas de discuter de l’islam et de ses rapports avec notre société. Là, c’est la « mode islamique » dont tout le monde parle, comme en témoignent les déclarations de Pierre Bergé et de Laurence Rossignol notamment, ou l’article d’Esther Benbassa sur le voile et la minijupe.

Or les termes de ce débat sont mal posés et le résultat est catastrophique. On mélange tout. Laïcité, esprit des Lumières, égalité entre hommes et femmes… Et ce faisant, on refuse de voir le vrai problème.

L’Etat a à être neutre : c’est cela que l’on appelle laïcité et je renvoie à la définition des dictionnaires et des manuels d’histoire ; la société, elle, n’a pas à l’être.

Elle peut l’être de fait et je trouve personnellement très agréable de vivre dans une société laïque mais il n’y a heureusement pas de loi pour forcer mes « co-sociétaires » à embrasser un mode de vie non-religieux. Quelqu’un me disait un jour que les Juifs portant une kippa dans la rue attentaient à la laïcité. Rien n’est plus faux. La rue, c’est la société – et la société et la laïcité sont des notions hétérogènes. Jamais personne n’a statué dans ce sens : dans le cas contraire, la France aurait été pire que l’URSS !

D’autant que si j’applique ce propos absurde au voile islamique, c’est que je me refuse à poser les questions qui conviennent. Le voile porte-t-il atteinte à la laïcité lorsqu’il est arboré en pleine rue ? Non. Porte-t-il atteinte à l’égalité ? Oui.

Le fait-il plus que la minijupe, pour reprendre l’exemple d’Esther Benbassa ? Je le crois pour ma part. D’abord, il fut imposé par les hommes et l’on tue aujourd’hui parfois pour lui : on n’a jamais tué une femme qui ne portait pas de minijupe. Ensuite, le voile est un instrument qui remonte à la plus haute antiquité et qui a originellement pour but de marquer une infériorité politique et métaphysique, désignant l’un des deux sexes comme objet de désir, tout en jetant l’opprobre et sur ce désir et sur le plaisir que pourrait y prendre ou en tirer la femme ainsi désirée.

La minijupe, elle, est une invention récente que beaucoup de femmes ont vue comme libératoire car elle s’inscrit dans un dialogue des désirs qui n’exclut pas, de la part des hommes, de semblables et symétriques « dévoilements » : que l’on songe au torse de Marlon Brando, qui dut faire fantasmer bien des femmes, à l’époque même où elles s’essayaient à la minijupe et au bikini. En ce sens, ces accessoires, ces techniques récentes exprimaient bien une tendance de notre civilisation, laquelle apprécie la nudité, joue avec, depuis toujours.

Ce dialogue des désirs peut évidemment être inégalitaire, et même parfois aliénant : désirer l’autre, désirer le désir de l’autre, c’est aussi, potentiellement, vouloir l’asservir, mais cette dialectique porte en elle l’énergie de son retournement. Non, le désir hétérosexuel n’est pas nécessairement viol et soumission. Et nous faire croire qu’on en pourrait supprimer la composante violente en empêchant le regard, c’est-à-dire en réduisant précisément la femme à un objet de désir à protéger d’elle-même et des autres, c’est un peu nous prendre pour des imbéciles.

La coercition du voile, en revanche, est hélas, la réalité d’une certaine France : combien de nos concitoyennes confessent le porter afin de ne pas passer pour des « putes » et d’éviter ainsi l’enfer des tournantes ?

Mais ça n’est pas tant un problème de laïcité qu’un problème d’égalité. Il est important de le dire parce que d’abord il n’y a aucune raison, dans l’espace public, de s’en prendre aux signes religieux en général comme le voudrait Marine Le Pen, sauf à tomber dans un culte de l’uniformité tout polpotien ; ensuite parce qu’en effet la question posée par Esther Benbassa reste pertinente : il y a beaucoup de pratiques qui n’attentent en rien, ni de près ni de loin, à la laïcité, et qui sont pourtant, pour reprendre le titre de son article et le retourner contre lui-même, aussi aliénantes que le voile.

Si j’ai du mal à voir la minijupe comme l’une d’elles, je ne goûte pas beaucoup, pour ma part, la religion de l’anorexie à laquelle la sénatrice écologiste fait allusion ou, plus largement, cette uniformisation des corps et de ses gestes, du triste duck face jusqu’à la pornographie robotique à laquelle la nouvelle génération semble complètement vouée, en passant par la haine portée aujourd’hui aux vieux et aux malades. Un très beau film d’animation, Anomalisa, exposait récemment ce désastre en racontant l’épiphanie d’un homme qui ne voit que des visages, masques sordides, qui n’en sont pas car tous sont semblables – et qui découvre l’amour avec une jeune fille « anormale ». Que nous est-il arrivé pour que des marionnettes disent mieux nos corps que la plupart des corps d’acteurs ?

Je prends au sérieux, comme on voit, cette critique. Elle manque pourtant trois choses. D’abord un fait que j’ai déjà évoqué, à savoir que le voile fut d’abord imposé aux femmes par des hommes, qu’ensuite on a tué pour lui. Que son essence même est négation du désir et de la féminité. Des femmes le portent de leur plein gré mais cela ne peut effacer l’origine, l’essence du voile islamique.

Ensuite cette critique manque d’interroger la notion même de pudeur, nous renvoyant à une relativité de points de vue. Je ne dis pas que la pudeur soit une mauvaise chose mais il convient de la questionner, voire de la critiquer elle aussi, quitte à l’admettre en dernier recours. Je précise qu’en disant cela, je n’oublie pas, contrairement à beaucoup de Français, que la pudeur fut et reste dans une grande mesure un élément essentiel de la civilisation occidentale elle-même.

Enfin, cette critique et, d’ailleurs, l’attitude de la plupart des « laïcards » manquent de distinguer entre foulard islamique – ou d’ailleurs foulard tout court – et voile intégral. Pour les laïcards, cela s’explique par le fait qu’ils ramènent tout à leur fausse idée de la laïcité : un magen David et un niqab, c’est kif-kif. Pour Esther Benbassa, cela s’explique par une forme de relativisme outré. Eh bien ! Je prétends, moi, que l’on peut admettre, à certaines conditions, le foulard islamique dans l’espace public tout en criminalisant le voile intégral.

La pudeur, donc. Levinas en parle comme de ce qui soustrait le sujet à la domination du regard, laquelle risquerait de le transformer en objet, au sens métaphysique du terme. La pudeur préserve la transcendance du sujet humain. Mais elle ne se suffit pas à elle-même : sans « érotisme », la pudeur devient prison. La pudeur est ombre mais elle ne doit pas être opacité. C’est toute la dialectique à l’œuvre dans « Phénoménologie de l’Eros ».

Peu ou prou, toutes les sociétés ont une notion de pudeur et la nôtre en a même un code, qui a certes évolué mais pas en ligne droite et qui au fond reste le même : ce qui est directement sexuel n’est pas dévoilé en public, sauf à devenir obscène. Cette règle préserve l’espace de l’intime qui est d’ailleurs aussi celui de la jouissance. Sans érotisme, la pudeur est enfermement, mais sans pudeur, l’érotisme devient au mieux pornographie, au pire insignifiance. Qu’y a-t-il de moins érotique qu’une plage de nudistes ?

Ce qui est considéré comme directement sexuel et ce qui ne l’est pas, évolue considérablement selon les lieux et les époques. Il n’est pas mauvais de rappeler que les cheveux, même en Occident, ont longtemps possédé une attraction sexuelle très forte. Dans la Première Epître aux Corinthiens, Paul interdit aux femmes de paraître tête nue : « Toute femme qui prie ou prophétise le chef non voilé fait honte à son chef, elle est comme une femme rasée. Si une femme ne se voile pas, qu’on la tonde aussi et, s’il est honteux pour une femme d’être tondue ou rasée, qu’elle se voile ! » Le propre de notre modernité, cela dit, est de restreindre la définition du sexuel au sexuel proprement dit, et je pense que c’est une bonne chose.

Esther Benbassa évoque la pudeur des femmes juives orthodoxes. C’est un bon et un mauvais exemple à la fois. Bon car en effet la pudeur, la tsniut, a une place importante dans le judaïsme, au moins autant que dans l’islam. Mauvais car elle n’y est devenue prépondérante que récemment, que les femmes juives avaient dans le temps l’habitude de fixer leur définition de la pudeur « selon l’habitude du lieu », sans surenchérir par rapport à leur environnement. Si l’on tient compte du fait que les femmes juives célibataires ne se couvraient pas la tête – et ne le font toujours pas – le judaïsme était peut-être même un peu moins obsédé par la pudeur que l’islam et le christianisme.

Récemment, cela a changé et nous ne mesurons pas encore les enjeux de ce changement. Je le crois terrible. Ce qui relevait plutôt de la coutume, du minhag, ou bien du Derekh erets, de la « morale » ou de la « voie du monde » plus littéralement, que de la Halakha, se retrouve « halakhifié », quantifié, bureaucratisé, robotisé : tant de centimètres de longueur et d’épaisseur deviennent des critères de correction pour un vêtement, alors que cela ne fut jamais. Ce qui était discuté, questionné dans les sources anciennes, comme l’origine et la raison d’être du couvre-chef féminin (loi mosaïque, loi rabbinique ou simple tradition, demandent les Sages…[1]) devient loi intangible et pour ainsi dire incréée. Le principe de séparation entre les sexes devient lui aussi obsessionnel alors que les vieux rabbins orthodoxes (je ne parle pas de l’ultra-orthodoxie, laquelle n’épuise pas l’orthodoxie traditionnelle, loin s’en faut) serraient la main des femmes ou leur faisaient la bise, ces gestes ayant perdu tout caractère sensuel il y a bien longtemps : si le narrateur de la Recherche croyait posséder Albertine en lui baisant la joue, personne ne comprend plus cela depuis le milieu du siècle dernier… Ces rabbins peu pudibonds, j’en ai vu et j’en vois encore, quand le joug de tartuffes plus ou moins jeunes ne verrouille pas leur politesse.

En citant le cas des Juives orthodoxes, Esther Benbassa met justement le doigt sur une dérive de l’orthodoxie juive, dérive qui est tempérée, car notre époque est paradoxale, par l’émergence d’une orthodoxie féministe, des femmes orthodoxes qui se tournent vers l’étude du Talmud, qui se réapproprient leur corps et leur sensualité, voire même qui deviennent rabbins au sein de l’orthodoxie dite moderne… Néanmoins, j’y insiste, il faut se garder de fermer les yeux devant les enfantillages des plus tatillons parce qu’ils peuvent bien un jour nous menacer.

Il est vrai qu’à tout prendre, une femme doit avoir le droit de s’habiller « modestement » si elle le veut, aujourd’hui comme il y a cent ans. Une démocratie moderne n’a pas à dicter à ses citoyens comment s’habiller. J’ajoute que lorsque Latifa Ibn Ziaten fut chahutée à l’Assemblée à cause de son foulard, cela me fit honte comme Français, et cela me peina comme humain. La laïcité ne justifiait pas cela, la courtoisie la plus élémentaire, le respect dû aux morts – notamment ceux tués sous l’uniforme de la République –, la morale universelle le prohibaient.

Mais cette liberté d’être plus ou moins pudique n’enveloppe évidemment pas ce qui concerne quelques règles de base qui sont les mêmes pour tous. Il y a une limite à la revendication de sa singularité. « Je ne me réconcilie avec la différence », écrit Abdelwahab Meddeb dans Sortir de la malédiction, « que dans la mesure où elle ne heurte pas mon identité, qu’elle s’y intègre en correspondant à ma propre valeur. Sinon, le respect aveugle de la différence […] ne peut que constituer du mépris pour celui qui en subit la règle : si j’estime que ce qui est mal pour moi peut être admis […] dans la sphère de l’autre, c’est que je pense que cet autre ne mérite pas d’être débarrassé de ce que je perçois comme mauvais […]. »

La société qui nous contient tous a besoin d’un socle. Ainsi le fait que l’on ne se promène pas tout nu dans la rue ou que l’on ne s’y cache pas non plus complètement sous un voile (je parle du voile intégral, du niqab), moins encore un voile qui dissimulerait la moitié de l’humanité à l’autre et à elle-même.

Chez nous, c’est ainsi, et c’est d’ailleurs le cas à peu près partout.

Vous me demanderez ce que je pense des Femen et je répondrai de la façon suivante : du point de vue de la loi stricte, il est normal qu’elles soient « punies » pour l’exposition de leur nudité, mais la loi n’est pas tout et je crois sincèrement, c’est d’ailleurs mon judaïsme qui me l’apprend, qu’il y a des moments où elle doit se taire. En d’autres termes, d’un point de vue moral, voire métaphysique, je trouve merveilleux que ces femmes nues défient les barbes islamistes. Et pour être tout à fait honnête, il y a bien des cas où la loi peut, selon moi, être oubliée au profit du voilement aussi : après tout, je ne suis pas contre les déguisements et que ce soit dans la Venise du XVIIIe siècle ou aujourd’hui à Pourim ou à Mardi Gras, il existe des exemples de gens qui se masquent au point de se soustraire complètement au regard de la société. Mais cela doit rester exceptionnel : comme la nudité des Femen, il s’agit d’une transgression, sainement carnavalesque. Il ne s’agit pas de la loi et la loi, elle, doit être vigilante.

Car faire société n’est pas possible sans visage et si ceux qui veulent priver les femmes de leur visage en l’enfermant sous le sitar et le niqab, sont tout simplement à enfermer eux-mêmes ou à renvoyer chez eux, il est aussi bon de rappeler, comme le fait Pierre Manent dans Situation de la France, que « donner à voir le refus d’être vue est une agression permanente contre la coexistence humaine ». Celles qui portent cette monstruosité volontairement sont bel et bien des délinquantes et doivent être considérées comme telles.

Pourtant, une fois que l’on a exclu le niqab du raisonnement, même si une femme qui veut porter un fichu sur la tête – qu’elle soit une bonne grand-mère périgourdine restée fidèle peut-être sans le savoir aux recommandations misogynes de Paul de Tarse, une musulmane pratiquante ou une juive orthodoxe mariée –, doit en avoir le droit en démocratie, une question se pose quand même, et c’est celle du rapport de force.

Il ne faut pas se voiler la face, si l’on me permet cette astuce. La religion possède une autorité, une force, que nos sociétés modernes ont entièrement abandonnée. « Couvrez-vous les cheveux, oui, à condition de ne pas vous couvrir le visage » : cela ne suffit pas complètement. Il faut en effet comprendre que la religion, si elle n’est pas contenue, finit toujours par renverser les libertés. Je veux bien d’une France où des musulmanes porteraient un foulard conforme à leur loi ou leur coutume. Je ne veux pas d’une France qui traiterait toutes les coutumes comme égales ou indifférentes. Et je ne veux pas non plus qu’on oublie la pression, même informelle, exercée par les femmes voilées sur les femmes non-voilées, ou que si en France on a le droit de porter le foulard, on n’a pas le droit, en Iran, de ne pas le porter.

Un sondage de la Pew Foundation, cité par Manent, établit que 74 % des Egyptiens sont favorables à ce que la Shari’a soit la loi de l’Etat. Que peut la démocratie face à ça ? Qu’en est-il des musulmans français ? Je précise que la question se pose aussi des Juifs en Israël, seul pays où la Halakha pourrait devenir la loi du pays. Sauf que pour l’instant Israël et le monde juif restent majoritairement laïques, et c’est une grande différence avec le monde musulman. Cela, néanmoins, pourrait changer un jour.

Nous sommes faibles et nous devons le savoir. L’islam a, lui, une force que ni l’Etat ni les humanités, ni même les sciences n’ont plus.

« Les sociétés européennes ont un principe de cohésion faible », écrit Manent, tandis que « les sociétés musulmanes ont un principe de liberté faible. » Et de préciser plus loin : « Tandis que nous nous efforçons de vivre sans autre loi, ou sans autre règle des mœurs que la validation des droits sans cesse étendus de l’individu, ils espèrent trouver dans la loi divine un ordre juste que la loi politique ne leur a que trop rarement ou trop chichement fourni. » Dialogue de sourds : d’un côté le droit de l’individu, potentiellement illimité, de l’autre le pouvoir de la loi divine. Pour que cette soumission au pouvoir divin ne devienne pas despotisme pour nous, pour que le voile, permis dans l’espace public, ne risque nulle part de devenir une norme et ne fasse que répondre harmonieusement à la minijupe et au bikini tant aimés de nos grands-mères, encore faut-il que la France ait quelque chose à offrir, un substrat, une stabilité autre que le « chacun ses goûts ». Qu’elle pense, au fond, que le voile n’est pas « normal » et que la « coutume » du lieu comme on dirait dans le judaïsme, la coutume du temps surtout, consiste à minimiser les règles de pudeur, à libérer les corps dans la mesure de la décence. Et que cela, disons-le, de notre point de vue du moins – mais ce point de vue mérite d’être défendu, au moins autant que celui des autres sociétés –, que cela est bon.

Il ne s’agit pas de forcer à être libre, mais de donner à chacun la possibilité et le droit de s’arracher à ses déterminations, qu’elles soient celles du marché ou de sa communauté, et ce pour pouvoir mieux retrouver son être.

D’accord pour qu’une femme porte un foulard si elle le croit juste et approprié… Mais à condition qu’aucune Française ne soit privée d’accéder aux Lumières. Dans une discussion avec l’ethnologue Jeanne Favret-Saada, Alain Finkielkraut affirmait à raison ceci : « L’idéal des Lumières auquel nous pouvons encore nous rattacher, c’est celui de la critique, celui d’un arrachement. […] C’est bien cette part de l’héritage occidental qui mérite d’être conservée, quels que soient les reproches légitimes qu’on puisse adresser à l’Occident. » Et il précisait également que « notre propre tradition de l’arrachement n’a pu s’établir qu’après une lutte interne à nos sociétés, une lutte extrêmement violente et constante. Dès lors qu’une telle lutte se déroule ailleurs, il y a une grande perversité à soutenir, au nom du respect des cultures, ce qui est de l’ordre de la tradition immuable, contre ce qui est de l’ordre de la création. »

L’Occident n’est pas parfait, mais dans sa vulnérabilité même, cette façon d’être toujours « au bord du gouffre », il offre à ses enfants et aux autres les instruments de sa propre critique, voire de toute critique.

Ce que je hais dans le voile, c’est la glu qu’il manifeste, la crispation sur soi, sur ses frontières, sur sa petite carapace de singularité, et surtout sur l’évidence « inquestionnée » de la loi : « dans ma religion à moi, on dit que… » Nous devons nous tenir éloignés à la fois de l’universalisme sans appartenance, déraciné, et de cette autochtonie de vignettes.

Dans Totalité et infini, Levinas parle de la « demeure ». Sans avoir un chez-soi, on ne peut offrir l’hospitalité. Sans lieu où l’on puisse se retirer, loin de se retrouver ou de retrouver autrui en voyageant, on ne fait qu’errer, sans dialogue possible. Sans qu’il y ait au préalable deux substances existantes, point de dialogue, point de dépassement de soi… En d’autres termes, pour que le foulard islamique ne soit pas une menace, il faut plusieurs conditions : que le port du voile intégral soit puni le plus sévèrement possible d’abord, que la France s’offre positivement à ses enfants ensuite, non comme une coquille vide mais bien comme une appartenance positive, comme une demeure.

Qu’il y ait en d’autres termes, substrat de toute diversité, une culture française, et que cette culture soit partagée par tous. Alors le dialogue devient possible, alors le foulard cesse d’être une menace, il devient une simple particularité et on n’a pas à craindre qu’il cesse d’être minoritaire. La France et l’islam même, l’islam dont on peut espérer qu’à terme il se débarrassera de ce morceau de tissu comme le catholicisme a cessé de prendre au pied de la lettre les tristes versets pauliniens que j’ai cités plus haut, l’un et l’autre, donc, y gagneraient.

Quant à l’islam justement, que peut-il apporter aujourd’hui ? La question mérite d’être posée, ne soyons pas pusillanimes et ne faisons pas comme si nous étions, Dieu préserve, des individus neutres et transparents. Ca n’est pas en se niant que l’on est un meilleur Français. « Le groupe communautaire reste séparé du reste du corps politique parce qu’il a peur de se perdre en y participant franchement ; il a peur, s’il se donne, de ne plus se retrouver dans la chose commune », écrit encore Pierre Manent, critiquant l’acception vulgaire de ce mot de « communautarisme », selon laquelle il s’agirait au contraire de faire pression politiquement sur le collectif, en tant que communauté. Je suis assez d’accord avec lui mais à une nuance près. Une nuance tout de même de taille, quoiqu’il l’admettrait probablement lui-même.

En effet, je crois aussi que les musulmans peuvent apporter quelque chose à la France, en tant que Français mais depuis leur tradition spirituelle propre. C’est ce que j’essaie de faire en tant que Juif et je ne m’en cache pas. Seulement, cela n’est possible qu’à condition de n’être pas dupe de sa tradition. De savoir la critiquer. De ne pas en faire l’incessante apologie. Je pense qu’Abdelwahab Meddeb avait beaucoup à apporter à notre pays, et il l’a fait. Il ne l’a pas fait en se blanchissant la peau ou en abandonnant les rites qui le fondaient. Ses livres sont ceux d’un musulman, qui révérait sa tradition mais savait aussi la critiquer. Je pense qu’Abdennour Bidar le fait aujourd’hui. Tareq Oubrou, l’imam de Bordeaux, s’y emploie à sa manière. Mais en revanche la France n’a rien à tirer des tartufferies de Ramadan ou de ce gentil salafiste de Brest pour qui écouter de la musique est un péché. Ceux-là sont trop dupes de l’islam et veulent nous en faire dupes avec eux. Leur morale n’enrichit pas la nôtre, elle la nie. Leur religiosité ne dialogue pas, tout dialogue impliquant auto-questionnement et autocritique : elle revendique. La grandeur d’une religion se mesure à sa capacité à supporter le débat, fût-il musclé, voire le blasphème – et surtout à se questionner elle-même. A ce prix, elle devient une force légitime dans le débat intellectuel et démocratique.


 

[1] Voir la Mishna, traité Ketubbot, VII, 6. Le Talmud semble, lui, plus strict quant au caractère mosaïque, et donc obligatoire, du couvre-chef féminin. Reste que dans la pratique, les femmes juives traditionnelles ne se couvraient jusque récemment la tête qu’autant que leurs voisines non-juives le faisaient.

10 Commentaires

  1. L’adolescence est un vertige résultant d’un double malentendu. Au moment même où l’adolescent est persuadé qu’on le perçoit tel qu’il est dans ses propres projections, l’adulte s’acharne à le considérer comme l’enfant qu’il a cessé d’être. C’est le moment de la vie où un humain a le plus de chance de s’arracher d’un environnement susceptible de le perdre. L’islamofascisme c’est de la mort en barre. S’il faut métaphorer la chose, évitons de creuser dans le sens de l’ensemencement. La mort n’est pas une graine enfoncée dans la roche, ce serait plutôt une charretée de terre s’effondrant sur le trou qu’elle avait oublié de combler derrière elle. Je respecte beaucoup trop la mère du fou d’Allah pour lui cacher plus longtemps la vérité. Son fils est un révolutionnaire de type totalitaire. L’islam auquel il s’adonne n’est pas une religion politicarde, il est politique au sens empirique du terme. C’est en cela qu’il convainc. Par sa tangibilité. Par l’arôme délicieusement chaleureux que sa parole compensatoire fait effuser. Les parents du chevalier néo-SS doivent assumer leurs responsabilités en ce qui concerne le basculement de leur progéniture dans le néant de l’Un en toc. Il n’est pas impossible qu’à un moment ou un autre de la croissance conscientielle de l’homme ou de la femme qu’ils avaient pour mission d’accompagner durant son long transfèrement à l’âge de raison, ils se soient montrés irresponsables. La position du missionnaire doit être prise ici, une fois n’est pas coutume, au pied de la lettre en chaleur. Le procréateur est incontestablement un missionnaire, et sa mission est d’autant plus périlleuse qu’elle s’effectue en terrain glissant. On se montrera donc indulgent envers les fautes de frappe. On pardonnera les crimes de nuances; la possessivité exclusive; l’ancrage maternel prenant appui sur le rejet de l’imago paternelle. On écoutera l’imploratrice du pardon que nous n’accorderons pas du fait qu’il dépasse notre zone de puissance. À ce titre, on se leurre chaque fois qu’on se met entre l’autre et soi-même, s’imaginant que la probabilité que l’on accoste sur le continent opaque est plus forte par les ornières de l’expérience tactile qu’à la sueur du stylet informatique. Or se projeter sous la burqa n’a jamais permis à personne de tâter de l’intérieur un objet du désir islamiste. Le procédé m’évoquerait plutôt un épisode de Vis ma vie rehaussé d’une touche d’esprit critique. Un plongeon aléaloire dans le couloir de Florent Manaudou, avant la reprise de respiration disproportionnée à laquelle on reconnaît le nageur amateur qu’on aurait sournoisement sélectionné pour les Olympiades. Le Dieu abrahamique est dit unique. Il l’est. Tout autant que peuvent l’être le Dieu christique ou le Dieu mahométique. Songez un instant à la diversité des courants judaïques et à l’ontologie que les Juifs prédiasporisaient tandis que les pharisiens se voyaient déjà conférer un statut salutaire suite à la destruction du temple et à l’évanouissement du culte sacrificiel. Il y a autant de fondamentalismes qu’il existe de libéralismes. C’est dire si celui qui se tient sous le joug d’Allah n’a rien de commun avec le sadducéen et son approche littéraliste de la Tora. Il ne marche pas non plus dans le pas sûr de l’essénien, ne régresse pas au stade d’une oralité mythique censée véracifier le prisonnier des 613 mitsvot. Il ne fait rien de tout cela car son Dieu, inversement au retournement que nous souhaiterions lui faire subir, n’est pas le Dieu des juifs ni même celui du Juif. Lorsqu’Abrini affirme être incapable de faire du mal à une mouche, ce n’est pas moi qui le dit. C’est lui. C’est un homme qui n’a pas cessé d’être ce qu’il est devenu sous l’effet druidique d’une paire de menottes magiques. Le Dieu d’Abrini n’est pas le mien. Il ne parle pas à son oreille comme le mien a harcelé Iona d’un genre de recommandations qui n’ont jamais traversé l’esprit d’un liquidateur de l’empire postmondialiste. Et c’est sans doute ce qui fonde mon amour pour l’universalisme des Lumières européennes. En ce que celles-ci possèdent cette vertu suprême de nous aider à dépasser les limites de l’infini. En ce qu’elles nous peignent une flèche phosphorescente au sol, à quelques secondes du zéro. Ma judaïcité n’est admissible à mes concitoyens qu’à l’expresse condition qu’elle s’enrôle dans notre armée multiculturelle en vue de nous forger une pensée sans doute pas unique mais certainement unie par notre commun désir de corriger ensemble nos erreurs collectives et, par voie de conséquence, respectives. Je m’oppose donc, auprès de Badinter XX, à la commercialisation des drapeaux eurabiens sous couvert de mode xénophile. L’islam politique défie notre modèle multiculturaliste en tirant dessus comme sur la peau d’un lapin de garenne, après quoi il l’enfile, pour mieux le faire craquer. Il nous hait à proportion de la méfiance qu’il nous inspire. Car nous avons appris à ne pas nous allonger sur la couche de notre prédateur avant, au moins, l’Apocalypse telle que décrite par l’oncle Iohanân. Or n’étant pas millénariste, excusez-nous si nous attendons encore quelques centaines de millions d’années avant d’aller nous coucher. Nous commençons à peine de comprendre que les principes universalistes ne sont pas universels, qu’ils vont se casser les dents sur une pléthore de principes acérés par l’archaïcité de leur force de conversion, par la simplicité érosive de leur science politique. Nous commençons de comprendre que l’universalisme s’est embarqué dans une guerre de mille ans, et il faudrait que nous nous abstenions de la mener sur tous les fronts? Que nenni! Ne prenons pas le monde tel qu’il est. Apprenons-nous à lui.

  2. Remarquable!
    Comme d’habitude…
    Ce texte mériterait une large publication dans la presse francaise.

  3. Le fait que de grandes marques de vêtements montrent des jeunes filles (mannequins, blogueuses…) portant le voile dans leurs spots publicitaires, est-ce « irresponsable » comme l’a déclaré Mme Rossignol, ou bien est-ce au contraire une façon de montrer que les femmes qui portent le voile sont tout aussi libres et capables de porter un discours engagé que les autres, loin de l’image d’enfermement que peut renvoyer le voile en France ?

  4. Lorsque vous dites qu’il faut que la France s’offre positivement pour donner envie de s’extraire d’un certain autoritarisme, on en revient encore et toujours à l’éducation… L’éducation des jeunes générations doit se renforcer, elle doit ouvrir des portes, vers d’autres façons de penser, ouvrir les esprits. Comme vous le dites, l’esprit critique est la clef.

  5. Une nouvelle polémique sur le voile ! On est prêt à brader les libertés individuelles pour imposer aux citoyens quels vêtements porter ou ne pas porter ! Et on se dit en démocratie !

    • C’est au contraire le rôle des démocraties d’interdire les pratiques d’oppression !!

  6. Le voile ne serait pas plus aliénant que la minijupe, Esther Benbassa se moque du monde !

    • La mini-jupe est un symbole de l’oppression masculine, de la femme considérée comme objet sexuel. Dans l’imaginaire commun la femme doit être sexy, prendre soin de son apparence physique et représenter la féminité. La burqa cache la femme en tant que désir sexuel, la mini-jupe l’exhibe. Les deux sont des outils de domination masculine et d’objectivation de la femme!

  7. « Il ne s’agit pas de forcer à être libre, mais de donner à chacun la possibilité et le droit de s’arracher à ses déterminations »
    C’est une très belle leçon. merci !!

  8. Chaque individu est différent, et chacune des femmes qui portent le voile ont des raisons différentes de le porter… Même si c’est un symbole religieux, beaucoup le portent pour d’autres raisons. Nous avons maintenant cette manie de tout rapporter à la religion, surtout quand il s’agit de l’islam. Bref l’Etat se doit de lutter contre les discriminations envers les femmes, mais il ne peut pas tout contrôler. C’est un débat qui ne peut pas trouver d’issue tant que l’on reste dans l’illusion d’une simple dichotomie pro-émancipation des femmes / islamistes obscurantistes. Il y a une multitude de facettes et on peut difficilement prétendre toutes les prendre en compte…