Elle est vice-présidente du conseil d’administration de Sonia Rykiel et écrivain. On l’écrit au masculin mais on devrait d’emblée féminiser la fonction, d’abord parce que l’époque le commande, ensuite parce que toute sa vie, comme celle de sa mère et désormais celles de ses filles, tend vers un objectif : conquérir sa liberté, s’imposer en tant que femme. Nathalie Rykiel publie chez Plon son troisième livre, 4 décembre. Un ouvrage littéraire, plein de finesse, qui prend d’abord des allures de récit autobiographique avant de se transformer en journal intime. La plume est alerte, moderne, solide. On suit l’auteure dans ses souvenirs et sa vie d’aujourd’hui. Le récit touche, il déstabilise, l’emploi alterné de la troisième personne du singulier puis du « Je » produit sur le lecteur un bel effet. Tout y passe : la mode, l’amour des hommes et de la littérature, la relation que la narratrice entretient avec sa mère, son frère, ses migraines, le temps qui passe, ses filles qui grandissent, le récit de l’enfance. On referme 4 décembre en se disant que Nathalie Rykiel est un personnage familier. Désormais, on la comprend. On connaît mieux sa mère qui habille la nôtre depuis qu’on est enfant. Dans le livre, Sonia apparaît géniale quoiqu’affaiblie. Elle divague certes mais elle est omniprésente. Dans son livre, la fille raconte la mère avec tendresse, franchise et pudeur. Nathalie Rykiel évoque également ses filles et l’on se souvient d’une discussion, un soir, au Flore, avec Lola qui nous parlait déjà de l’importance que revêt l’histoire familiale chez les Rykiel. On retrouve dans 4 décembre le même souci de transmission, la même passion, les mêmes qualités.
Première page du livre. A l’approche de ses soixante ans, Nathalie Rykiel fait le point. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Qui aime-t-elle ? Est-elle seulement à la hauteur… Page 134, elle écrit : « C’est dément de voir ma vie aujourd’hui ressembler à celle de ma mère, plus je vis, plus ça y ressemble. Femme seule, forte, pouvoir de merde, célébrité de merde, séduction, impossible renoncer à ça, j’y ai pris goût. C’est vrai, je préfère la femme que je suis devenue à celle que j’étais. Elle me plaît bien cette femme un peu dangereuse, c’est sa vie qui ne me convient pas… » Honnête. Les mots glissent, les chapitres s’enchaînent. Les épisodes et les souvenirs, vrais, faux, romancés, se succèdent sans jamais lasser. Un peu comme la mode proposée par la Maison Rykiel, les mots de Nathalie demeurent concrets, obéissants à un principe de réalité.
Dans la vitrine de la boutique Rykiel à Saint-Germain – le lieu est d’ailleurs largement évoqué à travers les âges, il s’agit là de pages très réussies – on trouve des vêtements et des livres. En l’état actuel du monde et de la mode, ça rassure. La mode justement. Lorsque le roman en parle, c’est-à-dire souvent, il ressemble aux documentaires somptueux de Loïc Prigent. Au delà du travail de la matière : les êtres, des dizaines d’histoires humaines superposées. Une écriture ciselée. De la précision. Chez Rykiel, petite révolution, la mode est depuis toujours une affaire de femmes. S’y côtoient aujourd’hui trois générations sorties du même moule. Sonia la fondatrice, Nathalie la transformatrice, Lola qui reprend le flambeau sur un autre continent. Trois Rykiel à leur manière. Au fil des pages, on comprend combien il est complexe de porter un nom aussi célèbre. Pour résumer : ça libère et ça oblige. On cumule les devoirs : perpétuer le nom, continuer d’avancer, être à la hauteur. Tout commence par une géante, Sonia, qui ne laisse pas vraiment la place. Pour lui succéder, il n’y a pas de manuel. Pas de guide. On doit changer de monde, changer de siècle, jouer selon de nouvelles règles (Internet, les blogueuses, Instagram, les grands groupes qui dévorent tout, les clientes chinoises) tout en restant à la mode. Sacré défi ! En même temps, s’appeler Rykiel, c’est une aventure. Dès son adolescence, l’auteure raconte qu’elle côtoyait les plus grands créateurs et les célébrités. Un soir, à Saint-Tropez, la Reine de la ville vient lui déposer un baiser de bonne nuit sur le front. C’est Brigitte Bardot dans la plus belle de ses incarnations, encore belle et encore jeune. Légendaire.
S’appeler Rykiel est ainsi une aventure glamour mais il n’y a pas que le style dans la vie. Il y a aussi la mémoire. Dans son livre, Nathalie Rykiel ne manque jamais de rappeler, au détour d’une phrase, à la fin ou au début d’un chapitre, ses origines. Elle est « russe roumaine polonaise française » sans virgule entre les épithètes. Un ensemble insécable. Tout ou rien… Plusieurs fois dans le récit, on lit des mots en yiddish et l’on se dit que le souvenir de ce monde englouti a survécu. Au commencement, il y avait les schmates, autrement dit le commerce de vêtements, cet horizon commun à tant de juifs ashkénazes débarqués en France pour oublier le ghetto, les pogroms, la petitesse de la vie et la grisaille de Lodz, de Vilnius et parfois d’Odessa. Deux générations plus tard, l’opulence. Saint-Germain-des-Prés, l’Amérique qui s’entiche du fameux « poor boy sweater » Rykiel. Sonia a quarante ans, on copie son style, sa frange, son personnage de femme forte et son élégance. Nathalie observe le manège, elle a du recul parce qu’elle sait d’où elle vient. D’où ils viennent tous. Ce à quoi ils ont échappé… Lorsqu’on a compris cela, on a certainement compris toute l’histoire. L’espièglerie de Nathalie, la gravité de ses mots, la profondeur de son regard, ses migraines et, malgré tout, son penchant pour la vie. 4 décembre est un livre écrit par une femme qui se raconte. Voilà un roman intime et élégant qui mérite d’être lu.