Dans le columbarium du Père Lachaise, une plaque attire les visiteurs : on y voit une femme jeune encore, maquillée comme pour un film muet, les doigts effleurant le menton, glissés entre les rangs d’un sautoir que l’on devine de jais. Cette femme nous regarde, dans un mélange de détermination et d’invite. Qui est-elle ? La plaque ne porte qu’un nom, Leïlah Mahi, et une date, 12 août 1932, celle de son décès. Didier Blonde va mener l’enquête.
Didier Blonde est fasciné par les femmes oubliées. La jeune noyée du canal de l’Ourcq souriant sur son masque mortuaire (L’Inconnue de la Seine, 1988 et 2012), ou l’actrice Suzanne Grandais (Un amour sans paroles, 2009), autant de visages muets qu’il entreprend de sortir de l’oubli. Il n’est pas le seul à s’intéresser à Leïlah Mahi, l’inconnue du Père Lachaise. D’autres que lui ont ouvert le chemin de l’investigation, sous une forme ou une autre. Mais il s’agit le plus souvent de spéculations fantasmatiques. Leïla Mahi est une image sur laquelle on projette ses obsessions, une sorte d’incarnation érotisée de la femme idéale, ou fatale, ou incompréhensible. L’un des amis de Didier Blonde a accroché le portrait de Leïlah dans son appartement, parce qu’elle lui rappelle une femme qu’il a aimée. Mais cette femme ne ressemblait pas à l’inconnue du columbarium. Le portrait catalyse la douleur de la rupture, et sans doute son mystère. Une artiste peintre a fait de Leïlah des portraits transposés, à partir de la plaque du cimetière. Elle ne veut rien connaître de la vie de la modèle qu’elle s’est choisie.
Pour remonter la trace de Leïlah, Blonde tente d’entrer en contact avec les ayants droits de la concession. Mais l’administration est tatillonne : pas question de révéler l’information à qui n’est pas de la famille… ce qui semble relever de la plaisanterie, ou de l’humour noir. Microfiches en bibliothèque, traque du moindre indice dans les journaux de l’époque. « J’ai tout appris sur ce 12 août 1932. Tout enregistré, de la première à la dernière ligne, petites annonces et publicités comprises, jusqu’à l’hallucination. L’encyclopédie d’une seule journée, presque heure par heure. J’étais devenu un passant comme un autre. » Et traque sur internet, la mémoire des mémoires, le grenier numérique des greniers analogiques. Didier Blonde recoupe des informations, obtient quelques adresses dans Paris, se rend sur les lieux qu’a hantés le fantôme. Leïlah Mahi a donc vécu ici, sans doute. Et elle a écrit. Deux romans, pas très bons, qui révèlent la vie compliquée d’une femme libre dans les années folles. Pas à pas, l’enquête avance. Et aboutira, plus ou moins. Didier Blonde découvrira une date et un lieu de naissance, les circonstances du décès. Mais cette enquête, au fond, n’a pas pour seul objet Leïlah Mahi.
La figure de Leïlah poursuit Didier Blonde jusque dans ses rêves : « la galerie du columbarium était devenue pour moi un théâtre mental. » Dans le théâtre de la vie de Didier Blonde, deux figures essentielles émergent de cette enquête. Jean-Bertrand Pontalis, tout d’abord, sur qui s’ouvre le livre, pour la dédicace et un premier chapitre magnifique, dans lequel on retrouve l’auteur et son éditeur dans une complicité tendrement rendue. Le père de Didier Blonde, ensuite, qui surgit dans le récit comme le point nodal de la fascination pour le temps du muet, quand l’émotion à son paroxysme passait par le silence et le regard. La mort qui vient s’en vient muettement, les mots ne sont plus de mise. Seul, le regard, loquace, signifiant, du père sur son lit d’agonie.
Leïlah Mahi est née, a vécu et aimé, est morte, a été incinérée. A présent, on le sait. Mais Didier Blonde ne la remet pas dans le cadre étroit de l’Histoire. Il lui conserve sa part fantasmatique, poétique. Elle reste L.M., « elle aime », par la magie de ses initiales. Elle est peut-être proche de Rrose Sélavy, une invention médiumnique, un truchement. L’inconnue de la Seine, Suzanne Grandais et Leïlah Mahi, les trois femmes aux morts tragiques auxquelles il a consacré une trilogie, Didier Blonde les appelle ses « Trois Parques », leur conférant un statut bien supérieur à celui des femmes qu’elles étaient, ouvrière, actrice ou écrivain médiocre. Leurs visages toujours présents, moulé dans le plâtre, inscrit sur la pellicule, figé sur une plaque funéraire, dépassent la simple condition de mortelle. Lorsque Blonde enquête sur ces femmes inconnues ou oubliées, il enquête au moins autant sur elles que sur lui. Et, par ricochet, il nous parle de nous, de ce que nous retenons et oublions, de ce que nous voulons voir ou occulter. Il se demande s’il est « condamné à refaire toujours le même livre ». Les trois volets de sa trilogie ont le même point d’ancrage mais, comme sur le fil d’une vie qui avancerait à rebours à la recherche de femmes mortes au début du siècle dernier, Didier Blonde trace sa propre voie biographique, dessine son propre parcours d’homme qui mûrit, interprète et comprend. Avec élégance et sincérité, en amitié avec son lecteur, il se confie, tout doucement.
Je ne connaissais pas cet écrivain, mais ça donne envie de lire la trilogie que vous évoquez. Très mystérieux…
Vous m’avez convaincu ! Je cours me procurer ce livre !