Les Français semblent ne pas vouloir des réfugiés chez eux. Chez eux, disent-ils bien. Chez moi aussi, donc, moi qui suis pourtant un petit-fils de migrants, un arrière-petit-fils de réfugiés, un descendant de ces fuyards dont une ancienne, bien improbable pourtant, ministre de droite a comparé le désir d’éviter la guerre et les persécutions à leurs enfants, à la lâcheté collaborationniste de 1940. De ces clandestins vomis par leur pays, accueillis alors par une France à la fois fière de sa grandeur et de sa si naturelle bonté. De ces misérables qui ne voulaient que vivre, et vivre libres.

Notre pays va mal, on le sait assez. Notre pays se perd, perd son identité, sa culture, sa langue. D’obscures puissances le traversent et l’agitent. On y crie « Mort aux Juifs », on y tue au nom de Dieu, on y moque, en un français approximatif, ses valeurs et ses fondements. Il n’est pas beau, le spectacle des petits blancs frustrés, dévorés par la haine des élites et le mépris du métèque ; il n’est pas beau, non plus, celui du fils d’immigré qui ne trouve plus sa voie qu’en une religiosité d’arriéré ; il n’est pas beau, celui du Kevin à qui l’on a menti, abandonné par un monde qui ne le connaît plus, et qui doit faire son chemin entre la quenelle lepéno-dieudonniste et la barbe islamiste : l’une et l’autre lui cacheraient, croit-il, son identité, son adolescence, sa sexualité souffrantes.

Que l’on rejette, au mépris de tout ce qui nous fonde, à la houle et au vent des mers, les migrants syriens, en dit aussi long sur le mal qui ronge la France. « Chez nous. » « C’est chez nous ici. » « La misère du monde… » Et alors ? Oui, la misère du monde : mais chacun, s’il ne peut l’accueillir toute entière, doit en prendre sa part. Je n’écrirais pas dans cette langue si l’on n’avait pas, un peu, accueilli ici la misère du monde. Beaucoup sont comme moi au reste, mais certains oublient.

Entendons-nous bien. Ne pensons pas naïvement que toute immigration serait une « chance pour la France », que notre culture doit s’ouvrir et se dissoudre, ou que les frontières appartiennent au passé. Je crois, moi, aux racines et je crois aux frontières : je veux que l’on soit ici et non partout, je ne voudrais ni d’un État mondial ni d’une anarchie planétaire. Je veux le droit, car il n’est pas de justice sans droit, sans norme, sans limites.

Et pourtant, non, la justice ne serait pas la justice si elle ne comportait en même temps la possibilité de son propre correctif, si le surgissement de l’exception, des circonstances, n’appelait pas, ponctuellement, à la suspension de la règle et du droit strict. Aristote parle à la fin du livre V de son Éthique à Nicomaque, d’une forme de justice préférable à la justice générale, dikê, et qu’il appelle épiéikéia, « équité » ou « honnêteté ».

« L’équitable, bien qu’il soit juste, n’est pas exactement conforme à la loi ; il est plutôt une modification avantageuse du juste rigoureusement légal. Cela vient de ce que toute loi est générale, et qu’il y a des cas sur lesquels il n’est pas possible de se prononcer généralement avec une parfaite justesse. […] Lors donc que la loi s’explique d’une manière générale, et qu’il se rencontre des circonstances auxquelles ces expressions générales ne peuvent pas s’appliquer, alors on a raison de suppléer ce que le législateur a omis, ou de rectifier l’erreur qui résulte de ses expressions trop générales, en interprétant ce qu’il dirait lui-même s’il était présent, et ce qu’il aurait prescrit par sa loi s’il avait eu connaissance du fait. Voilà pourquoi il y a une justice préférable à la justice rigoureuse dans tel cas particulier […]. »

Je crois que l’accueil par l’Europe des réfugiés d’Orient relève de ce juste préférable au juste. De ce sans quoi la justice humaine ne serait que justice de robots. De ce sans quoi l’État pourtant conçu, et légitimement, pour protéger et même séparer ses membres de l’extérieur, perd en fait toute légitimité.

Mais peut-être que la France, l’Europe pourrissent non pas tant d’un respect trop strict du droit, que de leur autochtonie. De leur croyance trop forte aux puissances du sol. (J’y crois aussi, pourtant n’est-ce pas plutôt d’un oubli, d’un déni de ces puissances, dans l’asepsie glauque de la modernité périurbaine ou d’un multiculturalisme mal pensé, oubli et déni qui ne peuvent se retourner qu’en obsession pour ce qui n’est plus, que notre société souffre ? Peut- être que la France serait plus sensible aux cris des enfançons syriens si elle se connaissait et s’aimait mieux ?) Je crois que la France oublie qu’on n’est toujours qu’un étranger.

Il y a deux manières de penser son rapport au pays dans lequel on vit : la juive et la grecque. « De nos deux cités, la vôtre est apparue mille ans avant la nôtre, quand elle a reçu de Gê et d’Héphaïstos la semence dont vous provenez », s’entend dire dans le Timée de Platon, l’Athénien Solon. Lors des Panathénées, l’on commémorait la naissance d’Erichtonios, ancêtre commun des Athéniens issu du sperme d’Héphaïstos répandu à terre au moment où le dieu avait voulu violenter sa demi-sœur Athéna. Erichtonios est le garant de l’autochtonie des citoyens, par opposition aux métèques et aux esclaves. Bien loin de cette vision tellurique, le Deutéronome dit : « Mon ancêtre était un Araméen errant et il descendit en Égypte, y vécut en étranger avec peu de gens puis il devint une nation considérable, puissante et nombreuse. Alors les Égyptiens nous traitèrent injustement, nous opprimèrent, nous imposèrent un dur servage. » Les uns se pensent comme d’ici, les autres de là-bas. Les premiers sont des autochtones, nés du sol sur lequel ils ont toujours vécu ; les seconds lui sont irrémédiablement étrangers. De là deux attitudes : le Grec est hospitalier, Zeus lui-même est garant du droit des hôtes, mais cette hospitalité n’est que le reflet de sa puissance et de son droit inaliénable de propriété ; le Juif doit aimer l’étranger comme lui-même « car étrangers vous fûtes au pays d’Égypte » (Lévitique, 19 : 35), il doit l’aimer car il se sait lui-même un étranger sur la terre de l’Éternel (Lévitique, 25 : 23), il doit le protéger parce que « vous, vous connaissez le cœur de l’étranger » (Exode, 23 : 9). Il ne doit pas ramener l’esclave en fuite à son maître (Deutéronome, 23 : 16) parce que son père aussi, Hébreu en Égypte, fut un esclave en fuite.

Tous les Juifs, à cet égard, ne sont pas nécessairement juifs et la récente décision de Netanyahou – qui n’en loupe décidément aucune – de refuser son aide aux réfugiés syriens, le prouve assez et prouve aussi qu’avoir un pays à soi, pour être libérateur, ne peut pas ne pas engendrer son lot de questions et de paradoxes. Il n’est pas besoin au reste d’être « grec » ou occidental pour prôner le culte de l’autochtonie au mépris des misérables : voyez les riches Arabes du Golfe, qu’on aimerait bien, aussi, voir tendre la main à leurs frères.

De façon intéressante, on notera qu’il ne s’agit pas, dans la Bible, de bouleverser l’ordre des choses : prudente, elle n’abolit pas l’esclavage qui, en Orient et dans le monde méditerranéen, était alors une institution incontestée et incontestable ; elle appelle pourtant à respecter l’homme dans l’esclave sur lequel le maître n’a plus droit de vie et de mort et à suspendre la rigueur de la loi lorsque l’occasion la rend naturellement caduque. Qui sont, aujourd’hui, les esclaves en fuite ?

Il ne s’agit pas de se haïr, de désavouer sa terre, de renier sa puissance. Il s’agit seulement, croyant en soi, de ne pas trop se faire confiance, de ne pas oublier le peu de chose que l’on est, de ne pas mépriser sa propre vulnérabilité dans celle du migrant. De ne pas s’enraciner au mépris de la pauvre errance humaine. De « détruire les bosquets sacrés » et les prestiges du sol si c’est le seul moyen, comme dirait Levinas, pour découvrir l’homme « dans la nudité de son visage ». De lever la rigueur de la loi dès lors que s’y perdrait la justice dans un excès de formalité et de raison. De donner un contenu à la généralité du droit et de la morale : de choisir, en un mot, l’éthique, qui n’est rien si ce n’est attention aux circonstances – et correctif, et du droit, et de la morale.

Les Européens qui aujourd’hui, face à l’image d’un bébé noyé dont les parents fuyaient la barbarie de l’État Islamique ou du tyran Assad, implorent leurs pays de se laisser fléchir, ne sont certes ni économistes ni juristes. Sans doute ne possèdent-ils pas en sa pleine force le sens politique grec, lequel leur déconseillerait de trop voir des frères dans la personne du métèque. Ils ont pourtant ce sans quoi politique, droit et économie ne valent rien : ils corrigent la dureté hellénique par la souplesse hébraïque. L’Occident n’est rien d’autre que le produit harmonieux de l’une et de l’autre : il doit aujourd’hui le rester.