Casanova est un séducteur sans principes. Il plaît au hasard des rencontres, au gré des occasions. Il aime se laisser conduire en aveugle, à partir d’un geste, d’un regard, d’une inflexion de voix qui lui paraît favorable. Nulle démarche programmée de sa part. Casanova ne s’est jamais écarté du précepte stoïcien, qu’il détourne dans un propos hédoniste, « sequere Deum », – précepte que lui a enseigné M. de Malipiero, vieux seigneur libertin qui « était beau, gourmet, friand ; il avait l’esprit fin ; il possédait la grande science du monde, l’éloquence des Vénitiens, et cette sagacité qui reste à un sénateur qui ne s’est retiré qu’après avoir passé quarante ans à gouverner la République…¹ »
Une des forces principales de Casanova est de saisir l’imprévu au vol. Au milieu d’une partie de pharaon, au cours d’une conversation, d’un voyage, il bouleverse tout à coup ses projets. Il est entraîné par une offre alléchante, par les attraits d’une belle inconnue – une de ces nombreuses aventurières que ses Mémoires nous montrent parcourant le monde, seule ou accompagnée de complices. Elles sont actrices, chanteuses, danseuses. Elles vont rêvant la célébrité, l’obtenant parfois, non sans ruiner, au passage, un duc ou un prince. Ou bien ce sont des amoureuses déçues, en quête de leur trompeur. À moins que ce ne soit l’inverse : des joueuses à la recherche de dupes. Elles sont enveloppées dans des manteaux de voyage couleur puce, le visage dissimulé sous des grands chapeaux. Elles se déguisent en militaires, en domestiques, en religieuses, en honnêtes femmes. L’Europe de Casanova est un vaste théâtre ambulant, un cirque où ne manquent ni les monstres ni les numéros de magie. Les femmes y jouent des rôles multiples, et d’abord celui de proposer, sans insister, des énigmes que le libertin se donne rarement la peine de résoudre. C’est ainsi qu’elles restent aussi inconnues qu’au premier regard.
Casanova fait systématiquement profession de non-système. Il se fixe comme règle de vie la dépossession, l’abandon à tout ce qui survient. Cette apparente passivité, à l’antithèse de la manipulation donjuanesque, cette absence de résistance opposée au monde, est une autre manière d’obtenir le plaisir. En se laissant à chaque fois comme prendre au dépourvu, surprendre par la nouveauté de la situation. Voyez cet épisode de jeunesse : Casanova alors abbé à Rome est sommé de renoncer à la carrière ecclésiastique (il est compromis dans une affaire de fugue. Il a abrité une jeune fille enceinte). Le cardinal Acquaviva fait venir l’imprudent. Son Éminence qui éprouve beaucoup de sympathie pour le jeune étourdi lui demande de choisir lui-même le lieu de son exil : « Il m’encouragea avec bonté, écrit Casanova, et me pressant de lui dire dans quel lieu de l’Europe je voulais aller, le mot que le désespoir et le dépit me fit sortir de ma bouche fut Constantinople.
— Constantinople ?, me dit-il reculant de deux pas.
— Oui, monseigneur, Constantinople, lui répétai-je en essuyant mes larmes.² »
Scène exemplaire de l’émotivité casanovienne (plutôt encline aux larmes, surtout en présence de quelqu’un), et des ruses qu’il déploie pour faire de son existence un théâtre dont il est, non seulement le metteur en scène et principal acteur, mais aussi le spectateur étonné et ravi – un spectateur sans cesse en demande de nouveauté. L’une des tristesses de la vieillesse, dira Casanova, est de ne plus pouvoir se procurer du nouveau ailleurs que dans les gazettes…
Le scénario du « pur hasard »
On peut lire, en autre exemple de cette totale soumission à l’imprévu, la ressource qu’invente, pour s’enrichir, Casanova lors de son séjour à Paris qui fait suite à l’évasion de la prison des Plombs. Consulté et écouté, sur la recommandation du cardinal de Bernis pour trouver une solution au déficit économique de la France, il propose un projet de loterie royale. Il se trouve alors réunir en un coup singulièrement poétique une rentabilité financière, débattue en Conseil des ministres, et son goût du jeu. Casanova, transformé en incarnation de la Chance, se déplace dans un bruissement d’or : « Dans toutes les grandes maisons où j’allais et aux foyers des théâtres, d’abord qu’on me voyait, tout le monde me donnait de l’argent me priant de jouer pour eux comme je voulais, et de leur remettre les billets, puisqu’ils n’y comprenaient rien. Je portais dans ma poche des billets gros et petits, que je leur laissais choisir, et je retournais à la maison avec mes poches pleines d’or.³ »
À la fois dispensateur et instrument de Fortune, Casanova aime tout ce qui lui arrive. Non par l’effet d’un optimisme béat, mais parce qu’il y reconnaît toujours la forme de son désir, tout en maintenant obstinément qu’il n’y est pour rien. Ce scénario du « pur hasard » sous-tend tous ses récits de libertinage. C’est pourquoi dans sa présentation de comportement amoureux, Casanova ne s’embarrasse pas d’explication. Ni l’analyse psychologique d’une personnalité ; encore moins l’évolution d’une relation, ne retiennent sa perspicacité – remarquable par contre quand il s’agit de saisir la dynamique d’une situation et d’en tirer parti. Cette indifférence aux motivations apparaît tôt dans ses Mémoires. Elle repose sur deux types d’instances, différentes mais tout aussi fatales. L’une physiologique : le tempérament ; l’autre, mythologique : les dieux de l’Olympe.
« J’ai eu tous les quatre tempéraments : le pituiteux dans mon enfance, le sanguin dans ma jeunesse, puis le bilieux, et enfin le mélancolique, qui apparemment ne me quittera plus […] Le tempérament sanguin me rendit très sensible aux attraits de toute volupté, toujours joyeux, et empressé de passer d’une jouissance à l’autre, et ingénieux à en inventer […] de là vint mon inclination à faire de nouvelles connaissances, autant que ma facilité à les rompre.⁴ » Cette explication définitive, équivalente à l’explication par un fluide, est aussi la seule qui lui vienne à l’esprit à propos de sa première histoire, encore enfant, avec Bettine, petite sœur de l’abbé chez qui il est mis en pension à Padoue. Cette fillette, « jolie, gaie, grande liseuse de romans », fait des ravages dans le groupe des écoliers. Giacomo est initié aux tourments de la jalousie. Comment interprète-t-il la perfidie de Bettine ? très simplement. « Je la regardais, écrit-il, comme une créature séduite par son propre tempérament. Elle aimait l’homme ; et elle n’était à plaindre qu’à cause des conséquences.⁵ » Voilà. Il ne faut pas chercher plus loin. Certaines femmes aiment l’homme ; d’autres pas. Il n’y a pas à porter de jugement moral par rapport à ces différences de comportement. La séduction est perçue comme un effet secondaire, comme l’écho d’un processus plus intime, d’un mécanisme invincible, qui nous fait d’abord la « victime » de notre propre tempérament. Ce non-pouvoir originel est communicatif. Le processus de séduction repose sur un enchaînement d’irresponsabilités, dans lequel personne en tant qu’individu unique n’a un rôle déclencheur. Ainsi pour rendre compte des débordements de la religieuse M.M., Casanova note seulement : « La nature lui avait développé un tempérament qui lui rendait le cloître insupportable…⁶ ». Ce renvoi à la toute-puissance du tempérament est aussi éclairant que l’appel à un philtre invisible. Il s’accorde à la superstition qui est l’un des traits de caractère de Casanova par lequel il signe son appartenance à son enfance, la force de son amour pour sa grand-mère – et la distance qui le sépare des Encyclopédistes, du parti des Philosophes.
Les dieux de l’Olympe
Casanova ne dispose pas que du recours aux décrets du tempérament pour innocenter l’amour. Ce serait oublier la constante référence, à cette époque, aux dieux de l’Olympe. Leurs statues peuplent les jardins, leurs noms résonnent sur les scènes de l’Opéra, avec la même insistance selon laquelle ils circulent dans les formules de rhétorique. Casanova est contemporain des peintres Tiepolo, Fragonard, Boucher, Watteau. Sur les toiles de Boucher triomphent les corps des dieux et des déesses. Avec la même richesse et la même sérénité que dans les gigantesques compositions de Rubens, leurs chairs nacrées veinées de pourpre s’épanouissent sur fond de nuages et d’azur. Çà et là volètent des petits anges. Amours dans les airs, sur une gerbe de blé, amours lutinant Vénus au bain, amours en gaieté… Des scènes identiques sont inlassablement reprises, mises en tableaux, en vers, en musique. « Règne, Amour, lance tes traits », répètent ariettes et cantates. Malgré les attaques de Rousseau et des Philosophes, Rameau est toujours joué. Cette mythologie antique reste le code obligé de l’imaginaire de cette époque, contre lequel, au nom du vraisemblable et de la réalité quotidienne, critiques et sarcasmes pleuvent en vain. Et certes comment croire à ces lignes parfaites, à ces visages sans regard ? Comment faire semblant de s’enthousiasmer de cette suprême indifférence ? Comment faire semblant de s’intéresser aux querelles d’Héra, aux travestissements de Jupiter, à la violence de Mars ? Comment continuer d’adorer Vénus ? C’est impossible, à moins de voir dans l’artifice même de ces divinités le motif de leur omniprésence. La prédilection qu’elles inspirent, alors que depuis longtemps « le dieu Pan est mort », est un choix formel. Elles sont aimées parce qu’elles sont mortes – sans envers d’absence. C’est une façon de privilégier un bonheur absolu, une sérénité sans histoire. Les journaux d’avant la Révolution sont pareillement insensibles à l’évènement. Lorsque, malgré tout, il s’en produit un, ils font tout pour rassurer. Ils préfèrent dire le retour des mêmes cérémonies : chasses royales, mariages, baptêmes, enterrements : « Le 29 du mois dernier le Roi, la Reine, les princes et princesses de la famille royale ont reçu successivement la communion des mains de leurs aumôniers respectifs », peut-on lire dans le Journal politique de n’importe quel mois, de n’importe quelle année.
Les figures mythologiques participent de ce désir d’abolition du temps historique. Elles proposent un moule impersonnel que l’on utilise à son gré pour extérioriser sa joie, et garder pour soi ses difficultés, sa part de tragique. Les opéras de Rameau, leur inhumaine confusion, se résument, d’après Diderot, en du « fracas, des vols, des triomphes, des lances, des gloires, des murmures, des victoires à perte d’haleine ». De même, bien que dépourvus d’horizons guerriers, les récits de Casanova sont décidément victorieux, par principe d’existence, décision d’interprétations. Son texte chante « des victoires à perte d’haleine »… L’invocation aux dieux de l’Olympe est pour Casanova du même ordre que le port du masque pendant le Carnaval. Ils servent également à dédramatiser les rencontres, à faire de l’acte d’amour un geste inconséquent. Si l’amant se déclare « dévoué à Vénus », « envahi par la Déesse », comment oser la moindre résistance ? La partenaire joue le jeu : « Après le petit souper, se rappelle Casanova, l’Amour fit de nous tout ce qu’il voulut ». Les phrases exprimées sont du type : « Voilà le moment de la Fortune », ou « Amour, je te remercie ». Elles sont anonymes, impersonnelles. Elles flottent, sereines, sur la parfaite symétrie des jardins à la française.
1. Casanova, Histoire de ma vie, Éditions F. A. Brockhaus, Wiesbaden, 1960, t. I, vol. 1, p. 57.
2. Ibid., t. I, vol. 1, p. 278.
3. Ibid., t. III, vol. 5, p. 34.
4. Ibid., Préface, t. I, vol. 1, p. XIII.
5. Ibid., t. I, vol. 1, p. 35.
6. Ibid., t. II, vol. 4, p. 129.
Je souscris globalement à tout ce que j’ai lu mais par pitié supprimez l’illustration prétendument de référence (Gallimard aussi peut se tromper ou être trompé !) : ce pignouf n’est pas Casanova ! Il suffit d’être une femme pour en être persuadée ! Ensuite il est évident qu’il s’agit d’un portrait d’aristocrate ce que Casanova n’a jamais été (même si il y a aspiré toute sa vie) !!!