J’ai vu La loi du marché après tout le monde. J’avais choisi le Gaumont Opéra pour des raisons purement pratiques : le hasard fit que Vincent Lindon lui-même était présent à la séance à laquelle j’avais décidé d’assister. Ce fut là une jolie surprise.
Il arriva aussi simplement que n’importe quel spectateur puis, comme on le lui demandait et qu’il était quand même aussi là pour ça, il s’adressa à la salle. Au bout de quelques secondes, il s’énerva. Il y avait de quoi : une spectatrice avait cherché à choper la scène avant de se prendre elle-même en selfie.
« Vous n’avez pas de cœur », lui dit l’acteur. Et de raconter l’anecdote suivante : une dame lui avait demandé la permission de se prendre ainsi avec lui ; à la place, il lui avait proposé les joies d’une vraie conversation. « Non » avait-elle répondu. « Je préfère faire un selfie. » Elle n’avait rien obtenu : ni son selfie, ni de discuter avec Vincent Lindon. Un selfie, qu’est-ce à dire ? Le selfie, c’est bien sûr la photo selfish, mais c’est surtout l’ère de l’instant sacrifié, l’ère du ça-fera-des-souvenirs, je compte les likes, là c’est vrai je m’emmerde mais quand je repenserai plus tard à ce moment ce sera cool : le futur se construit maintenant, dirait HSBC. Avec le « je suis ce que je suis » de Reebok, on a bien là toute la logique du selfie.
En y repensant, je m’émerveillai de ce que Lindon, sans même le formuler ainsi, avait parlé de l’essence de La loi du marché en s’en prenant à un comportement certes vulgaire mais en toute apparence bien éloigné de son sujet.
La loi du marché : réduit à la plus grande précarité par vingt mois de chômage, Thierry, le personnage incarné par Lindon, accepte un emploi de surveillance dans un supermarché. Il va dès lors poursuivre aussi bien les petites frappes, que les vieillards affamés ou même ses propres collègues. Il finit par dire merde à cet assujettissement et quitte son lieu de travail. Le lien avec les vitupérations de l’acteur ? La loi du marché, précisément. Le sacrifice du cœur, c’est-à-dire de l’instant, au but, à la fin, au futur, au profit escompté. Solidaire de cette économie du telos est la manie du selfie, qui fige le sens d’un moment, d’une rencontre, dit : « Ce fut, c’est ainsi, pour toujours », brise la palpitation de l’instant, érige à sa place et avant même qu’il ait pu éclore, son « souvenir » futur, l’étiquette d’un souvenir plutôt, un sigle, un code barre.
La loi du marché, ou la loi du selfie, c’est l’enrôlement. Du travailleur dépossédé, de l’instant déraciné, du visage thématisé. La défaite de l’expression. « La vie de l’expression », écrit Levinas, « consiste à défaire la forme où l’étant, s’exposant comme thème, se dissimule par là même ». En d’autres termes, l’expression est ce jeu qui permet au thème de ne pas se figer comme tel, au visage de continuer de parler sans s’englober lui-même dans un système figé. L’expression au sens où l’entend Levinas, est le contraire de la thématisation : elle est signifiance, non pas « une essence idéale ou une relation offerte à l’intuition intellectuelle, encore analogue en cela à la sensation offerte à l’œil », c’est-à-dire au paradigme de toute connaissance théorique, de tout impérialisme épistémologique. L’expression s’oppose donc à l’« anonymat de marchandise », au caractère figé de l’objet que l’on échange, car le visage qui vit et qui parle « défait à tout instant la forme qu’il offre », il est la vie même. Au contraire du produit, nécessairement orphelin et muet, qui signifie son auteur « mais indirectement, à la troisième personne ». Et contrairement au selfie également et par là même, transposition dans l’économie des sentiments, des petites choses, de la vie simple, de ce même fétichisme, au selfie qui objective jusqu’au plus fugace, jusqu’au plus fragile, jusqu’à l’instant vécu et partagé.
La loi du marché raconterait la guerre d’un homme contre l’enrôlement, contre le fait de donner prise par ses besoins physiques à la toute-puissance du système. Il se bat, cet homme, pour laisser quelque chose aux siens, pour que la nécessité de vendre son maigre bien n’humilie pas trop la valeur, « sentimentale », de ce maigre bien. Pour que son fils infirme survive. Acculé à pourchasser ses pareils, il finit par refuser de se prêter à ce jeu-là.
S’il est une scène qui restera, selon moi, de ce film, c’est celle du petit vieux au bifteck. Les vigiles l’ont pris sur le fait. Il se tient là devant eux, prétend ne pas comprendre mais sait évidemment qu’on l’a vu glisser la viande dans son manteau, peut-être d’ailleurs n’est-ce pas la première fois. Il est propre, digne, presque élégant, il porte une cravate : les bourgeois blasés délaissent cet accessoire, les membres de la « grande famille du cinéma français » vont aux César cou nu et chemise ouverte, mais lui appartient à une génération qui manifestait comme elle se mariait, en costume, le cou orné de cet accessoire de dignité*. Son français pourrait être celui d’un ancien instituteur ou d’un fonctionnaire diplômé. Un rien d’Umberto D. dans ce petit vieux sans le sou. « Je peux revenir payer le mois prochain », dit-il. Les vigiles sont prêts à le laisser partir mais c’est maintenant qu’il doit payer. Seulement, il n’a pas l’argent, il ne l’aura que le mois suivant. Ce petit vieux, c’est la France qui s’est levée tôt toute sa vie, qui travaille toujours plus, mais compte à l’euro, peut-être au centime près.
Alors j’ai aimé La loi du marché, pour cette scène et pour d’autres, mais je l’ai aimé sans l’adorer. Je l’ai aimé pour sa cruauté de documentaire, j’ai aimé y voir un homme aux prises avec la mesquinerie managériale, avec ses propres besoins et ses principes aussi. Mais j’ai jugé qu’il y manquait quelque chose, un souffle qui en eût fait plus que ce blessant témoignage. Une histoire, tout simplement ? Peut-être : une histoire, c’est un début, un milieu et une fin, une eschatologie en somme. Une rédemption. Une force. C’est ce qu’il manque à ce cinéma, la force, la force de l’esclave. Un espace aussi, un peu de la dimension mythologique qui fait les grandes œuvres, les grandes œuvres sociales notamment, de la magie inquiétante et drôle de l’usine des Temps modernes (ou même cette simple grâce, cette joie si belle lorsque la « gamine » Paulette Goddard distribue une banane aux petits va-nu-pieds du port), aux puissantes ruines, aux aqueducs, à la poussière de Mamma Roma, et jusqu’au sanglant onirisme d’Un prophète.
Plus près de nous, me frappe la comparaison avec Léviathan, du Russe Andreï Zviaguintsev. Un honnête travailleur se voit subitement exproprié par le maire corrompu de sa ville. Dans ce coin de Russie poutinienne ravagé par l’alcoolisme et l’ennui, la collusion du pouvoir politique, des puissances d’argent et de l’obscurantisme ecclésiastique conduit à un scandale à la fois social et théologique. Kolya, nouveau Job qui perd son bien, sa femme et jusqu’à sa liberté, ne comprend pas. Il se contente de protester, il se bat, chicane à l’occasion, fond en larmes, seul contre tous, coincé entre la laideur industrielle post-soviétique et la splendeur préhistorique de la Mer de Barents. Kolya, c’est ce que Negri appelle dans sa lecture de Job, la « force de l’esclave », « le défi d’une puissance à une autre puissance », la conscience dressée face aux monstres de l’univers : un maire ivrogne, affairiste et cruel, le pire de l’Etat et le pire de la loi du marché, une Eglise qui prêche, moralise et méprise la souffrance de l’innocent, des cétacés énormes les squelettes échoués parmi les roches, la matière à laquelle lui-même et sa femme semblent pouvoir encore se confronter par leur force productive pour créer quelque valeur. Léviathan signe la possibilité d’un art à la fois profondément métaphysique et mythologique, et « actuel », d’un discours sur la société qui ait une âme, une épaisseur, un souffle ou si l’on veut, un intestin.
Alors on me dira que la Mer de Barents n’est pas la France périurbaine de La loi du marché et qu’on ne saurait reprocher à ce dernier film le choix de l’horizontalité, assumé et certainement réaliste. Stéphane Brizé, comme Zviaguintsev, fait avec ce qu’il a. Pourtant, il est possible de chanter ses mythes à l’homme depuis l’espace le plus sordide : non, le Léviathan ne vit pas qu’aux rives grandioses de la Mer de Barents. Hugo le prouve, qui consacra un livre entier de ses Misérables à « l’intestin de Léviathan », à savoir l’égout et son obscure majesté. « L’histoire des hommes », y écrit-il, « se reflète dans l’histoire des cloaques. Les gémonies racontaient Rome. L’égout de Paris a été une vieille chose formidable. Il a été sépulcre, il a été asile, le crime, l’intelligence, la protestation sociale, la liberté de conscience, la pensée, le vol, tout ce que les lois humaines poursuivent ou ont poursuivi, s’est caché dans ce trou. » On a là tout une cosmogonie politique dans le sous-sol puant, dans les ombres excrémenteuses de Paris ! Le Zola de Germinal ou des cycles mythologiques de La Terre le prouvera après Hugo : la grande littérature sociale ne peut se dispenser des mythes. Matérialisme, oui, mais matérialisme cosmogonique. Car s’il veut libérer son public ou à tout le moins l’instruire, cet art doit faire autre chose que traiter les sujets qu’il exhibe comme des poupées sans âme. L’âme, c’est plus que la conscience, c’est aussi la rencontre de moi et des autres, de l’instant présent, du passé, et de ce terreau même qui vit sous le passé.
L’âme, comme l’art, c’est l’intestin, de Léviathan ou de qui l’on voudra. L’art ne présente pas les choses mais les ordonne, les hiérarchise et les transforme. L’art n’est pas spontanéité mais lenteur, persistance, renaissance, instant et palpitations. Et il n’est d’art accompli qui ne passe par la répétition plus ou moins consciente des grands mythes qui sont tout l’homme, des structures par lesquelles la conscience est déjà passée pour pousser son cri, ses extases et ses protestations. L’art digère et ressasse, se mesure aux grandes forces, aux eaux, à l’espace et au temps ; s’il pérennise, c’est sur le mode d’une nudité à tout jamais célébrée (Phryné sortant des vagues et devenant l’Aphrodite de Cnide puis se décuplant à travers la multitude de ses « copies », de ses filles de pierre, de métal ou d’encre) et non sur celui du cliché sans histoire. Mais, oui, au contraire d’un cinéma, d’un art sans intestin, c’est un peu du chaos des mythes, un peu de leur violence, un peu de cette répétition qui toujours diffère que le sujet avide d’émancipation doit désirer.
* Je songe à mon grand-père, directeur d’école et fils de facteur, qui exigeait des maîtres qu’ils fussent impeccables pour faire cours. Nombre de gens « cool », riches alors que lui ne l’était pas, s’en offusqueraient aujourd’hui.
Je vous écris habituellemetn en MP Facebook. Ici, je crois que votre article est très intéressant. Vous soulignez le sens ou le non-sens de la vie soumise à des trajectoire en élastique versatile des lois financières. Il y va effectivement de la pauvreté, de l’indécence et de la qualité humaine. Au fond, la problématique est même en-dessous du niveau requis par le mot « mentch\מענטש » yiddish qui désigne une « extrême humanité, bien sensible. Vous décrivez avec raison la maladie égo-selfique et cette pauvreté qui semble inéluctable. Victoir Hugo parlait bien de ce ventre de Paris, anticipant bien des progrès sociaux, économiques et relationnels, un peu comme Dickens et Londres, mais il y a eu Berlin et les bas-fonds de Moscou.
Le sociologue Theodore Zeldin a largement analysé cette similitude entre le corps humain et l’âme qu iveut survivre et s’identifie à ces viscères (Latin « viscus, pl. viscera d’où vient « viscéral en français et en anglais, siège indéfinissable des émotions sinon de la « vie » ou de la compassion comme en hébreu « ra’hamim/רחמים = miséricordes, pitiés » ou l’araméen « ri’ham/ריחם = aimer au sens de deligere ».
La région de Barents m’est curieusement plus familière et la presse russe a largement commenté le film « Léviathan » que vous placez en miroir du film français « la loi du marché ». C’est tout-à-fait pertinent sinon que le monde slave s’accroche d’emblée à une dimension métaphysique qui demanderait de plus amples développements. Il reste qu’e nce sens « Leviathan » renvoie quelque part non seulement à Job (20, 15) mais au « Grand poisson/דג הגדול = la baleine qui abrite et expulse et sauve au fond Jonas. Je crois que la question était très présente dans la pensée d’Emmanuel Lévinas comme chez Martin Buber précisément parce que comme Jésus le dit « Vous n’aurez pas d’autres miracle en cette génération que celui de Jonas » (Matthieu 12, 39) qui reste au fond kippourique donc une interrogation sur le sens de la vie. Il y a aussi un autre trait à la pensée slave: en slavon « vie » se dit « zhivot/живот » comme aussi en tchèque, bulgare et désigne autant l’existence que le ventre ou l’intestin, le lieu de la digestion qui est ainsi un deuxième cerveau.