Sur le champ de bataille des idées, il reprend le flambeau de son illustre père et il y a là quelque chose de réjouissant, mieux, de rassurant. Fils d’André Glucksmann, Raphaël, élégant trentenaire à l’esprit vif et acéré, fait une entrée fracassante dans un Saint-Germain-des-Prés en quête désespérée de nouveaux princes. Son essai, Génération Gueule de Bois, sous-titré « Manuel de lutte contre les réacs », tient de la pièce maîtresse si bien que l’on se demande pourquoi une grande maison d’édition ne s’est pas ruée pour le publier. Mais attendez voir… Finalement, cela fait peut-être partie du projet : faire comprendre que les lieux de pouvoir ont changé, que de nouveaux modes de transmission de la pensée existent et qu’une jeune maison d’édition, Allary en l’occurrence, peut bien émerger au nez et à la barbe des poids-lourds du secteur. Reprenons. D’abord auteur de documentaire sur le Rwanda puis conseiller du Président géorgien Saakachvili alors en pleine crise avec la Russie de Poutine, Glucksmann fils possède un CV long comme le bras mais a gardé toute sa fraîcheur, celle d’un fils de soixante-huitard qui contemple la fin d’un système mais aussi la démission de sa propre génération, cette classe d’âge injustement chassée du pouvoir avant même d’avoir pu y accéder. Depuis son stage de jeune journaliste au Soir d’Algérie jusqu’à son soutien actif aux révoltés du Maïdan, l’intellectuel explore, débusque et combat depuis plusieurs années déjà les mécanismes anti-démocratiques. Des phénomènes aujourd’hui mondialisés car, comme il l’explique très justement dans son essai : « La périphérie et le centre s’entremêlent. Personne ne pourra jamais plus les démêler. » Dès lors, quel meilleur guide et interprète du monde qui est là (plutôt que du monde qui vient, cher à Alain Minc) que Raphaël Glucksmann, citoyen du monde, fervent défenseur de l’idée cosmopolite, supra-nationale et européenne ? Celui-ci a 35 ans et il est un homme de son temps. Ouf ! Comme cela fait du bien de soudain ne plus subir les visions hystériques et apeurés de vieux bourgeois pyromanes (Zemmour et Ménard, Todd et Nabe). C’est ici un vrai jeune qui parle ! Son essai est bref et efficace, précis et furieusement bien mené. Cent soixante dix pages qui en faisant réfléchir, ouvrent de nouvelles portes, appellent des commentaires. A n’en pas douter, l’essai de ce début d’année 2015.

Dans son livre, Glucksmann fustige ses aînés mais, soyez rassurés, sa génération en prend également pour son grade. L’essai commence ainsi par ces lignes, autant de passages clés pour comprendre la démarche de l’auteur. « Venus au monde un soir de novembre 1989 où furent célébrés la mort des idéologies et la disparition des périls, nous étions la génération vernie, celle qui ne connaîtrait la guerre ni chaude ni froide, ignorerait les grandes batailles philosophiques, oublierait les clashs politico-religieux des temps passés. Le mur de Berlin tombé, un McDonald’s ouvrit sur la place Rouge et un professeur américain, Francis Fukuyama, devint une star planétaire en proclamant la Fin de l’Histoire et en nous couronnant « derniers hommes ». Nos parents et nos grands-parents avaient vaincu le nazisme, le fascisme, le communisme, les religions, les idéologies, les nations aussi, et les Etats avec elles. Dieu enfin, et la mort avec Lui. Les communautés nationales, ethniques ou religieuses allaient se dissoudre dans une acculturation planétaire émancipatrice, les individus se débarrasseraient des contraintes et des carcans, des églises et des partis, du temps et de l’espace, pour former une société globale libre et pacifiée. (…) Des fées bienveillantes – Erasmus, Schengen, Maastricht, Steve Jobs, Bill Gates et tant d’autres – avaient dessiné pour nous un horizon de progès et de jouissances, sans fil ni frontière : « Le Marché Commun, le droit d’ingérence, le Club Med, l’euro, Internet, Ryannair, l’iPhone, l’iPad, Facebook et Twitter feront de toi un être comblé, tu sauras tout, tu seras tout. » »

Puis les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hypercasher de la Porte de Vincennes ont tout gâché. En ébranlant la France, ils réveillèrent aussi peut-être une génération anxieuse à l’idée de faire des choix – c’est la thèse défendue par l’essayiste –, une relève incapable de savoir en quoi elle croit et quel modèle elle souhaite défendre. Voilà bien la définition d’un bouleversement : il demande, mieux, commande une remise en question. Pour y faire face, Raphaël Glucksmann s’est mis à rédiger un manuel de lutte contre les réacs. Il l’adresse à sa classe d’âge, une génération qui l’interpelle et qu’il interpelle : « Sommes-nous armés pour cela (faire des choix, combattre, ndlr) ? Peut-on avoir grandi en Europe de l’Ouest dans les années 1980, 1990 ou 2000 et trouver en soi les ressources intellectuelles, psychiques, physiques nécéssaires à la lutte ? » Pour en avoir le cœur net, le jeune intellectuel décrypte la façon dont la nouvelle génération se révolte pour déterminer les meilleures façons de combattre la réaction. Il est ainsi longuement question des sessions open-mics du mouvement Occupy Wall Street, réunions publiques où celui qui a des choses à dire s’empare du micro, assène ses vérités, répond à celui qui le précède. Envolée la hiérarchie, plus de guide, pas de leader. Cela bouscule tous les codes (et l’on recommande à ce propos le visionnage d’un excellent épisode de la série The Newsroom sur cette question précise). A l’image de la société construite par les réseaux sociaux, dans ces réunions ouvertes, tout le monde a le droit à la parole, l’idiot et le sage sans distinction de légitimité. C’est un véritable tournant dans l’organisation de la lutte collective. Une méthode qui déborde désormais le terrain de l’engagement politique pour s’appliquer jusqu’au terrorisme nouvelle école. Dans ce domaine aussi, nous sommes passés d’un modèle vertical à une organisation horizontale. Jadis, on prenait ainsi soin de camoufler la stratégie de la terreur grâce au voile bien pratique de l’idéal politique. Raphaël Glucksmann écrit : « Le Hamas prétend combattre l’occupation israélienne en faisant exploser des bus de civils. C’est atroce mais il pose encore – du moins dans les mots – le terrorisme comme un moyen en vue d’une fin politique. Pas le néo-djihadiste à la sauce de Daesh ». Aujourd’hui, plus de maîtres ! Plus besoin de l’aval d’une quelconque organisation pour commettre un attentat. On s’autoproclame agent du djihad et l’on tue, c’est aussi simple que ça et cela se produit de quelque manière que ce soit : en poignardant, en jetant du haut d’un immeuble, en posant une bombe ou en s’emparant d’une mitraillette. Un modus operandi propre à l’époque. Une époque qui a du mal à composer avec un pouvoir vertical, une autorité, des institutions. Progressant dans sa pensée, l’essayiste écrit : « Nous postons, twittons, bloguons. Nous écrivons nous-mêmes les encyclopédies que nous consultons. Nous sommes les acteurs et les spectateurs de la pièce ou du film que nous mettons en scène sans scenario préexistant, le professeur et l’élève d’une université continue, globale, sans chaire ni banc, sans concours ni diplôme. » En résumé, nous sommes devenus des dieux ingouvernables, plutôt cyniques et rétifs aux épopées collectives d’un temps qui semble si lointain. C’est bien le problème. Si l’on veut que la situation évolue positivement, il faudrait « parler, penser, oser ». Arrêter d’être spectateurs des périls qui eux ne se gênent plus pour prendre la parole. De la Géorgie aux faubourgs d’Alger, à Paris ou à Tel-Aviv, l’auteur s’est forgé une solide conviction : il faut se remobiliser. A ses yeux, c’est bien le projet européen qui, à condition d’être mieux mené, pourrait être notre bouée de sauvetage. A ce point de l’essai, la pensée de Gramsci, autrement dit celle de l’hégémonie culturelle, est convoquée. Elle ne doit plus être laissée aux réactionnaires qui ont gagné la partie. Il faut leur reprendre et reconquérir les cerveaux. Ainsi, « les luttes actuelles étant d’abord « méta-politiques », notre engagement sera médiatique, culturel, social, religieux, éducatif, économique, tout autant que politique. (…) » Vaste programme qui impose de se remonter les manches. Vite, il y a urgence !

 

Un commentaire

  1. Je suis forcé de reconnaître qu’il arrive à mes mots de dépasser ma pensée. Nonobstant mes recommandations musclées, je m’entends pousser le rugissement qu’ils m’adressent dans un but percussif. Je prie pour qu’ils l’atteignent. Ceux qui se sentiront, en quelque sorte, percutés par des assertions relevant de l’insulte comprendront qu’ils n’ont affaire — à moi! — qu’à des répercussions. À un sous-texte dont il m’est impossible de réprimer l’envie de dépasser le stade de l’intonation qu’il inflige à un autre texte, brillamment interprété par eux selon la méthode Strasberg.
    Je ne peux pas être accusé de vouloir tuer ceux-là mêmes que je cherche à réveiller. C’est pourquoi, foutredieu! admettez que je me mêle de politique sans pour autant que les connexions de mon cerveau se soient dessinées au papier calque sur la planche anatomique d’une bête de politique. Je ne partage aucun de ses privilèges, qu’elle me concède le droit de préserver les miens. Et en ma qualité de proposeur inqualifiable, de penser qu’il n’y a rien à craindre d’un Parti républicain (France) qui se paye le luxe de cousiner avec un homonyme américain, lequel repoussoir international, je le rappelle, précéda son adversaire démocrate sur la question cruciale de l’antiesclavagisme. J’irais même plus loin en affirmant qu’il y a moyen de s’aligner, sans jamais se trahir, sur son rehaut. La motion Cambadélis n’est ni libérale ni néo-communiste. En clair, elle s’inscrit dans l’économie de marché en sociale-démocrate, une définition que ne renierait pas la personnalité insolite de François Bayrou. Enfin… à quelques nuances près. Car l’inventeur de l’extrême centre aurait tendance à se poser, dans son discours d’un roi sorti de nulle part au milieu des tempêtes, en grand arbitre des élégances. Or Bayrou n’est pas George VI et la France n’est pas une monarchie parlementaire. Il devra donc — le plus tôt sera le mieux — choisir de quel côté il penche; sans doute pouvons-nous l’y aider.
    Il est bon, et parfois salutaire, qu’une authentique démocratie se donne le choix entre camper sur ses acquis ou procéder à la grande liquidation estivale. Conserver à l’institution du mariage sa culture romaine (monogamie + pater familias) ou s’interroger sur les causes profondes de son hypocrisie (monogamie + praevaricatio). Fixer le départ à la retraite à soixante ans ou tenir compte de la progression de l’espérance de vie au sein des civilisations occidentales. Monter ou baisser le volume de remontrance d’un maître d’école de notre ère postmoderne en phase de défragmentation, vous savez, lorsque les maîtres ne faisaient plus école…
    L’histoire de France est, que nous le voulions ou non, un récit écrit à la première personne. Elle se comporte comme la mémoire du petit Boris Cyrulnik au moment où celle-ci le persuade que l’infirmière qui l’arrache à sa mère pour toujours lui fait dévaler l’escalier Primorsky quand c’est les marches d’un perron qui s’impriment au tréfonds de son être. L’histoire des grands n’est en rien différente de celle des petits. Elle doit être parlante. Elle doit être criante de vérité. L’historien la dissèque, — beaucoup s’évanouissent à la vue d’un cadavre, — mais, rassurez-vous, nous ne confierons pas le scalpel à vos enfants. Par ailleurs, nous ne parlerons plus de la conquête de l’Amérique en dépeignant les visages pâles comme les vecteurs de l’épidémie civilisatrice et les Amérindiens comme des sauvages, mauvais ou bons. Nous ne présenterons pas non plus l’histoire des croisades à travers le seul prisme chrétien sans entraîner vis-à-vis de l’École publique et de la République la défiance des petits Français d’origine juive ou arabe. Il faut donc expliquer qu’en certaines circonstances, la raison est partagée du fait que chacun est fondé à justifier son délire par le délire de l’autre, se bien garder de diaboliser l’un ou l’autre, et poursuivre le récit national en privilégiant toujours la logique sur les passions. Les croisés se devaient de défendre leurs intérêts vitaux face à l’expansionnisme islamique de même que les Sarrasins n’avaient pas d’autre choix que de s’opposer à l’idée d’une évangélisation planétaire. Une vision dévoyée du monothéisme — la révélation est spontanée ou elle n’est pas — combattue au sein même des royaumes très chrétiens par quelques beaux esprits dont les têtes, si elles songeront à décapiter le futur Ancien Régime, n’en seront pas moins bel et bien faites sous ce dernier, et en partie par lui. S’imaginer que la pensée de Voltaire ne fut en rien orientée, voire désorientée, par ce creuset transnational que représentait une République des Lettres que l’on ne sillonnait qu’en vagabond, nous empêche de suivre, après lui, un parcours non fléché dont la sinuosité antique n’écarte pas la possibilité d’une croisée revigorante. J’insiste là-dessus. Nous ne présenterons plus Marles Martel orné d’une auréole tandis qu’Abd al-Rahman devra expier ses crimes en se contorsionnant tel le butor paradoxalement privé de la conscience du bien et du mal. En revanche, une fois les Arabes stoppés dans leur élan, nous les quitterons un court instant pour nous concentrer sur le fils du vainqueur de Poitiers, puis sur son petit-fils qui n’a peut-être pas inventé l’école mais, à n’en point douter, a su suivre l’exemple de Debora lors du jeu de rôle grandeur nature qu’Alcuin mettait en scène spécialement pour lui. Carolus Magnus, l’empereur illuminé, désessentialisé sous l’effet du costume de David.
    Nous n’avons pas la chance d’être nés coléoptères, aussi notre vision n’est pas composée de plusieurs milliers d’ommatidies. Acceptons nos limites et compensons-les par un système qui a fait ses preuves. La priorité des priorités est que nous montions dans le rapide Totalitarisme-Universalisme et que nous n’en descendions pas avant le terminus. Tout ce qui nous permettra de mieux consteller les principes qui nous régissent y sera privilégié, sans omettre les influences extérieures sous forme d’exemple mais aussi de contre-exemple, et là, inutile d’y aller par quatre chemins pour condamner le fanatisme crépitant de Ferdinand V dit le Catholique et louer, derrière la tolérance, l’intelligence discrètement affûtée du calife omeyyade qui sut nommer son médecin personnel, Hasdaï ibn Shaprut, chef de sa diplomatie.
    Pour ce qui est de l’interdisciplinarité, chaque discipline est un concentré de pluridisciplinarité. La physique, la chimie, la littérature, les musiques traditionnelles, savantes et populaires, les religions, la médecine, les sports, les sciences naturelles et artificielles, les langues étrangères et néanmoins familières, les hautes et basses technologies, l’histoire de l’Histoire, chacune de ces disciplines est un concentré, un mixage des autres. Au-delà de l’interdisciplinarité, c’est vers la pluridisciplinarité que nous devons nous diriger. Chaque prof doit pouvoir se faire une idée large de sa discipline de prédilection, ne pas justifier l’étroitesse de son champ de spécialisation par les œillères de sa conscience. Dans ce sens, l’interdisciplinarité pourrait être pratiquée par les professeurs en amont, dans le cadre d’une préparation collective de leurs cours respectifs, avant d’être proposée aux élèves là et seulement là où son dispositif serait jugé nécessaire par ces théoriciens-praticiens, reconnaissables au tintement du trousseau de clés de la connaissance que leurs disciples apprendraient à reconstituer à l’oreille, — le chant polytonal des sirènes est loin d’être dysharmonieux.
    La balle perdue n’est pas une patate chaude. Je dirais même que la digression est le nœud gordien situé au cœur de la question discursive. Avant que d’accéder à un poste de surplomb duquel nous puissions observer en paix, et en conscience de son unité intrinsèque, l’Histoire universelle, sachons retracer, justement parce que nous ne voudrions pas avoir à repasser par là, le dur chemin qui mène à l’universalisme via les universaux. Pour ce faire, étudions-en une à une les escarpes comme s’il s’agissait d’un commandement divin. Les ignorer, c’est se condamner à ne rien savoir de ce que, nous autres Français, chérissons par-dessus tout. Le droit de traiter Dieu de tous les Noms.