La Sélection officielle du Festival de Cannes accueille cette année le premier film du réalisateur hongrois de 38 ans László Nemes, Le fils de Saul, une plongée tragique dans le quotidien du crématorium d’Auschwitz. S’appuyant sur le livre de témoignages Des voix sous la cendre, le jeune cinéaste choisit la voie périlleuse de la fiction pour parler de la Shoah.

Saul Ausländer (interprété par le poète hongrois Géza Röhrig) est membre du Sonderkommando, le groupe de prisonniers juifs chargé d’assister de force les nazis dans leur plan d’extermination. Lorsque Saul croit reconnaître son fils dans les traits du cadavre d’un petit garçon, il décide de sauver le corps pour lui offrir une véritable sépulture.

Le prisonnier se trouve asservi au cadavre qu’il doit protéger et dissimuler tandis qu’il cherche parmi les déportés un rabbin qui l’aidera à enterrer son fils selon la tradition. S’ouvre alors une lutte de tous les instants, entre obstacles et tractations – évoquant l’accumulation d’incidents qui allonge la durée de la cohabitation avec un cadavre dans le roman de William Faulkner, Tandis que j’agonise. Ici, la compagnie pesante du défunt advient, de surcroît, dans le huis clos du camp de la mort.

L’esprit de Saul ne gravite plus qu’autour du cadavre sans sépulture. Et c’est à travers sa quête menée sous les contraintes du camp, que le spectateur découvre la quantité de tâches induites par le massacre de masse et dévolues aux membres du Sonderkommando : retirer des porte-manteaux les vêtements que les déportés y avaient déposés avant d’entrer dans les chambres à gaz, en pensant les retrouver après une simple douche, ou encore pelleter du charbon – tels des ouvriers de la métallurgie – dans les fours crématoires… Avant de recommencer le lendemain.

László Nemes renouvelle ainsi la représentation de l’insoutenable : en montrant toutes les étapes de cette infâme besogne quotidienne, le film permet de saisir l’ampleur de l’horreur dans ses détails. La monstruosité est dévoilée par des choses aussi infimes que frotter le sol… – car ici, il s’agit de frotter le sol des chambres à gaz afin que les prochains déportés qui y pénètreront ne se doutent pas, jusqu’au dernier instant, qu’ils y seront lâchement et massivement assassinés.

Cette volonté de montrer l’horreur absolue dans ses plus sordides détails, s’exprime également de façon formelle, par le choix habile d’un cadre en permanence centré sur le visage de Saul. Les images ont été filmées sur pellicule 35mm avec un objectif 40mm, donnant ce format claustrophobique. Le plan est, à de rares exceptions, limité à la tête du protagoniste où se fait la netteté et autour duquel défilent, dans le flou de l’arrière-plan ou hors-champ, les atrocités auxquelles il se trouve confronté. Ainsi le spectateur est perpétuellement concentré sur le point de vue de Saul : c’est sur lui que se projette toute l’étendue de la machinerie du meurtre de masse.

Le fils de Saul évoque enfin la folie qui s’instille dans l’esprit de ceux que l’on force à participer au crime nazi. Offrir une sépulture à l’enfant représente pour Saul un acte de résistance, susceptible de sauver ce qui lui reste d’humanité. Mais c’est aussi ce qui va, progressivement, mettre en évidence son aliénation. En effet, tandis que les hommes du Sonderkommando fomentent une révolte, Saul semble avoir abandonné les vivants pour les morts…

Le premier film de László Nemes, dont Thierry Frémaux a promis qu’il « ferait beaucoup parler », se révèle puissant et audacieux en ce qu’il expose l’innommable avec une économie de moyens véhiculant de façon glaçante l’atrocité du génocide organisé.


 

Le fils de Saul (Saul Filia)
Réalisé par László Nemes
Avec Géza Röhrig, Molnar Levente, Urs Rechn
Date de sortie : novembre 2015