Dimanche 19 avril, le Collectif Urgence Darfour a organisé à Paris un concert privé destiné à lever des fonds. Ce fut l’occasion d’entendre une douzaine d’artistes, célébrissimes ou presque inconnus, qui donnèrent – bénévolement – le meilleur d’eux-mêmes comme s’ils se produisaient devant des milliers de spectateurs alors qu’ils étaient sur la scène du ravissant théâtre Adyar ne comptant que quelques quatre cents places. Il n’y eut ainsi qu’un public restreint pour assister à une soirée d’une très grande beauté artistique, qui s’avéra aussi un exceptionnel moment de fraternelle solidarité internationale. Avant d’y revenir plus en détail, un rapide détour sur l’arrière-plan de cette initiative n’est sans doute pas inutile.
Il est indispensable de faire vivre le souvenir des génocides. Celui des Arméniens, dont ces jours-ci de nombreuses cérémonies rappellent que, commis il y a exactement cent ans, il n’est toujours pas reconnu par l’Etat turc. Celui des Tutsis, sur lequel, vingt-et-un ans après, la France tente toujours d’éviter que son rôle soit intégralement rendu public. Celui des Juifs, que les antisémites, de plus en plus nombreux, cherchent à nier. Il est indispensable de faire vivre le souvenir des génocides car cela devrait faire obstacle à ce que le crime des crimes se reproduise. Mais force est de constater que, en dépit d’une mémoire assez largement partagée des trois génocides du vingtième siècle, les années 2000 ont débuté par une similaire extermination de masse : celle des Darfouris. Après un vague petit sursaut de conscience voici une dizaine d’années, le sort de ces quelques millions de tout petits agriculteurs de l’ouest du Soudan ne semble plus guère émouvoir grand monde. Il est vrai que leur région ne comporte pas le moindre intérêt géostratégique : elle est très pauvre, son sous-sol ne recèle ni pétrole, ni gaz, ni minerai. Les Darfouris se feraient-ils assassiner jusqu’au dernier que cela ne changerait rien ou presque de la face économique, politique ou militaire du monde.
Il faut avoir les droits de l’homme chevillés au corps et à la conscience pour s’opposer aux crimes génocidaires dont ces Noirs africains de religion musulmane sont victimes. Le Collectif Urgence Darfour regroupe justement, sous la houlette de son président, le médecin pédiatre Jacky Mamou, des irrédentistes de ces droits universels. Le Collectif Urgence Darfour, le CUD comme disent ses militants, c’est une petite équipe qui s’efforce inlassablement d’alerter sur les massacres qui se perpétuent à l’instigation du président soudanais Omar el-Béchir, militaire parvenu au pouvoir à la suite d’un coup d’Etat fomenté par les Frères musulmans en 1989. Cela fait donc 26 ans que cet islamiste dirige le Soudan d’une main de fer, arrêtant les opposants, muselant la presse et réglant les conflits surgissants dans le pays par l’envoi de sa soldatesque et de ses milices. La loi c’est lui, lui et la charia. L’apostasie est ainsi punie de la peine de mort, les femmes portant des tenues «impudiques» risquent la flagellation. Des élections présidentielles viennent d’avoir lieu, énième farce électorale dont on attend en principe ce lundi 27 avril les résultats sans surprise qui le reconduiront à la tête du pays. Face aux nombreuses critiques internationales qui ont estimé que ce scrutin n’était libre ni juste et qu’il n’avait pas été organisé dans «un climat propice», le dictateur militaro-islamiste a fourni l’argument habituel des démagogues brutaux de son espèce : ceux qui le mettent en cause ne seraient que des «colonialistes». Tout comme sont certainement «colonialistes» également les poursuites engagées contre lui par la Cour pénale internationale qui le recherche depuis plusieurs années pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocide. Le maître de Khartoum estime sans doute que les 300 000 morts et les 2,5 millions de personnes (chiffres de l’ONU, vraisemblablement sous-estimés selon de nombreux experts) ne sont qu’un point de détail de l’histoire de son régime. Pas avare en matière de massacres, Omar el-Béchir continue à trucider allègrement les civils dans deux Etats de son pays (fédéral), le Kordofan-sud et le Nil-Bleu, régulièrement bombardés et livrés aux milices. C’est d’ailleurs dans un hôpital du Kordofan-sud, planté au milieu d’une zone soumise au feu des tueurs du gouvernement, qu’une équipe médicale de six personnes, envoyée par le CUD, s’est rendue récemment pour soigner une population vivant dans un dénuement total. Quelques mois plus tôt déjà, à la fin de l’année 2014, Jacky Mamou et le chirurgien Jacques Bérès étaient partis apporter des soins dans les monts Nouba, autre région ciblée par le pouvoir soudanais. Précision non négligeable : ces deux missions ont été intégralement financées par le Collectif Urgence Darfour.
Ces quelques données étant rappelées, il est temps de revenir au concert de ce 19 avril, lequel faisait suite à une première édition, un an plus tôt, qui avait déjà été l’occasion pour Natalie Dessay et Laurent Naouri, ainsi que pour Laura Mayne, Alain Chennevière, Pédro Kouyaté et Candice Trojman de chanter pour le Collectif Urgence Darfour – rejoints cette fois-ci par une douzaine d’autres artistes, dont l’acteur pensionnaire de la Comédie Française Didier Sandre. Plutôt que de passer en revue les prestations de chacune et chacun, ce qui relèverait de la critique musicale et n’est pas l’objet de ces lignes, il importe surtout de souligner ici l’extraordinaire alchimie humaniste dont la soirée fut le cadre. En cette période d’inquiétante montée du racisme, de l’antisémitisme et de l’homophobie, dans un contexte où les replis xénophobes, chauvins et nationalistes trouent de plus en plus le tissu démocratique à l’échelle de l’Europe, après les séries d’assassinats terroristes commis par de sinistres demi-soldes jihadistes du totalitarisme islamiste, la scène du théâtre Adyar s’est transformée pendant quelques heures en sanctuaire du cosmopolitisme culturel et de la générosité, en bastion de la tolérance fraternelle et de la solidarité internationaliste.
Combien de langues le public entendit-il ce soir-là ? Huit, neuf dix – outre le français ? Le russe fut à l’honneur à deux reprises, quand Natalie Dessay et Laurent Naouri ont chanté du Tchaïkovski, puis lors du passage de Natacha et son groupe Nuits de Prince, lesquels ont également fait entendre leurs voix en arménien, tandis que le Malien Pédro Kouyaté envoûtait l’audience en bambara, Candice Trojman en tchèque pour un air de Dvorjak, Hushh en arabe, Yacov Weil en yiddisch mais aussi en hébreu pour un duo avec… Alain Chenneviere – qui a également délivré un gospel a cappella en anglais, utilisé à nouveau avec Laura Mayne lorsqu’ils ont interprété «You’ve Got A Friend». Musique populaire et musique savante se sont entremêlées, passant du grave au léger et du sombre au tendre sans que l’émotion ne diminue un seul instant. Quant à Didier Sandre, il a su, par la lecture d’une sélection subtile de morceaux choisis de Proust relatifs à la musique, s’inscrire dans cette alternance de gravité et de légèreté, cette dernière s’enrichissant de moments carrément désopilants. A la fin du spectacle, chacun dans le public s’est rendu compte qu’il venait d’assister à quelque chose d’unique : de très grands noms de l’art lyrique s’étaient mêlés sans préséance par un dimanche soir à des chanteuses et chanteurs de moindre notoriété, voire de simples futurs espoirs, couvrant à eux tous la plus vaste palette de genres musicaux, afin de permettre à la poignée de militants du Collectif Urgence Darfour d’avoir les moyens de poursuivre leur combat. Un combat pour une cause à peine audible, mais un combat indispensable – et heureusement pas aussi désespéré que les cyniques voudraient le laisser croire.
Remarquable soirée, donc, avec à la manœuvre la vice-présidente du CUD, Caroline Madsac, qui a su fédérer la générosité engagée de ceux qui ont composé cette affiche d’un jour. L’événement dont La Règle du jeu était partenaire n’aurait pu avoir lieu sans l’aide pratique des militants de diverses associations membres du CUD – l’Union des étudiants juifs de France, SOS Racisme, la Licra, J’OSE ; ceux du Nor Seround et du collectif VAN (Vigilance arménienne contre le négationnisme) n’étaient exceptionnellement pas là car participant loin de Paris aux cérémonies commémoratives du centenaire du génocide des Arméniens. Parmi le public se trouvaient de nombreux réfugiés du Darfour et d’autres régions martyrisées du Soudan. Sur la scène est venu s’exprimer un autre citoyen soudanais contraint de fuir son pays : Mohamed Abdel Nabi, l’avocat de Meriam Ishag, cette jeune femme chrétienne, mère de deux enfants, qu’un tribunal local avait condamnée à mort pour apostasie et avant que le régime islamiste de Khartoum finisse par la libérer à la suite d’une campagne internationale à laquelle le CUD a activement participé. Menacé de mort, le défenseur de Meriam a trouvé refuge en France, où le Collectif Urgence Darfour s’est mobilisé pour lui venir en aide. Il s’est adressé à la salle en arabe du Soudan – une langue de plus qui a résonné dans le théâtre Adyar. Et aussi une expression supplémentaire de cette précieuse alliance nouée par-delà les frontières et les continents, alliance regroupant, s’il faut le préciser, catholiques, musulmans, juifs et non croyants, en défense intransigeante des droits de l’homme.
Et puisque le concert avait pour but de lever des fonds – défendre les droits de l’homme au Soudan, apporter une aide humanitaire aux victimes de la dictature islamiste, aider les réfugiés coûte cher ! – il n’est pas inutile d’indiquer ici que, même après la soirée du 19 avril, les dons au Collectif Urgence Darfour sont les bienvenus (*).
(*) Adresser les chèques à l’adresse suivante :
Collectif Urgence Darfour
Maison des Associations du 9ème arrondissement
54, rue Pigalle
75009 Paris
Indiquer son adresse pour recevoir un reçu Cerfa