« On est tous conscients, dans le monde juif, que derrière Marine Le Pen, qui est irréprochable personnellement, il y a tous les négationnistes, tous les vichystes, tous les pétainistes. Pour nous, le FN est un parti à éviter » Roger Cukierman sur les ondes d’Europe 1.
C’était lundi matin au micro d’Europe 1. Pour lancer médiatiquement le dîner annuel du CRIF qui avait lieu le soir même, Roger Cukierman, président de l’institution, était l’invité de Jean-Pierre Elkabbach. Une interview pour rappeler la portée de la manifestation dans un climat de tension extrême. Une interview pour dire les choses : l’antisémitisme qui ne cesse de s’abattre sur notre sol, les fractures communautaires, la nécessité de réparer le présent et celle, impérieuse, de préparer l’avenir d’une France qui ne se reconnaît plus lorsqu’elle se regarde dans le miroir… L’exercice n’est jamais aisé, même lorsqu’on est habitué à l’ambiance des studios des radios et à l’œil rouge des caméras. La langue peut fourcher. On peut perdre son auditoire à une heure de grande écoute. On peut être mauvais. Mais il est impardonnable, lorsqu’on s’appelle Roger Cukierman, lorsqu’on est censé porter sinon la seule et unique voix des juifs de France au moins une parole les représentant, de laisser passer une telle formule. De dire, en somme : nous n’apprécions pas le FN mais va pour Marine Le Pen ; elle c’est autre chose, ce n’est plus son père. Rogier Cukierman corrigera, par la suite, en expliquant, en substance, qu’il voulait dire que Madame Le Pen était « juridiquement » irréprochable car elle n’avait jamais été « condamnée ». Admettons. Mais le mal était fait. Et le message était passé : pour le Cukierman s’exprimant sur Europe 1, l’extrême-droite n’est plus vraiment un problème. Et cela n’est pas admissible.
Avant d’isoler les raisons qui ont conduit le Président du CRIF à une telle bévue, concentrons-nous sur les propos, les mots en eux mêmes, leur sens. Commençons par le début de la déclaration sujette à controverses : « On est tous conscients ». Qu’y trouve-t-on ? Le « on » de généralité suivi de l’adjectif indéfini « tous », un mot vague qui voudrait englober l’ensemble des juifs de France en un seul mouvement, une seule chapelle, tous unis, du même avis, d’accord pour qualifier précisément et d’une manière uniquement Marine Le Pen, cet animal politique qu’aucun politicien n’arrive pourtant à cerner ni à contrer… Le Président du CRIF est là dans son rôle : par son discours, il assoit son pouvoir, s’autolégitime ; il est censé représenter les juifs de France, porter leur voix. Alors il le fait. Il dit « nous » et tout le monde est derrière lui, tout le monde pense comme lui. C’est évidemment faux… Un fameux adage tiré de la sagesse juive enseigne ce qui suit : « Rassemblez deux juifs, vous obtenez trois opinions ». Dès lors, comment prétendre pouvoir parler au nom de tous les siens et surtout s’en persuader ? Cette double question, à travers l’Histoire et les expériences, n’a jamais trouvé de réponse. Pour autant, gare à ces autres voix, enragées, qui depuis de longues années, détestent le CRIF par principe, l’accusent de tous les maux, jusqu’au mal ultime : produire de l’antisémitisme. Cela vous paraît ridicule ? C’était pourtant ce qu’écrivait Daniel Schneidermann dans une tribune affligeante, indécente, reprise récemment par Rue89. N’en déplaise à tous ceux pour qui la vue de juifs constitués en association horripile, le problème n’est évidemment pas que le CRIF existe, ni qu’il organise un diner. Non ! Le problème tient aujourd’hui à son inaptitude à faire face aux défis tragiques qui concernent ceux qu’il est censé représenter, à savoir les français juifs, les juifs de France (dans l’ordre que vous voulez), au-delà des dénominations : des citoyens inquiets qui se remettent à penser à l’exil puisque l’on se remet à tuer des juifs en France.
Poursuivons. Marine Le Pen qualifiée d’« irréprochable ». Là encore, le choix de l’adjectif employé par Roger Cukierman interroge. Là où le Président du CRIF aurait pu dire : Marine Le Pen « pas facile à coincer », Marine Le Pen « inattaquable à première vue », Marine Le Pen « tentant de faire oublier la haine sans artifice d’un père dont elle récupère le parti », Cukierman choisit l’adjectif « irréprochable ». Irréprochable donc parfaite. Irréprochable donc exemplaire. Le mot trahit bien la grande confusion produite par la dirigeante frontiste jusque dans les hautes sphères de la communauté juive. C’est pourtant vite oublier le Bal à Vienne, les lieutenants provenant du GUD, les photos de saluts nazis qui sortent régulièrement dans la presse ainsi que les alliances nouées avec tout ce que l’Europe enfante de nationalismes peu recommandables. Marine Le Pen c’est cela et plus encore. Ajoutons à la liste les esprits faibles bernés par un discours simpliste, le recours aux formules chocs et la barbarie du parler simple qui jamais n’entend complexifier le rapport au monde. Marine Le Pen tranche peut-être avec le FN d’hier mais elle n’est certainement pas irréprochable. Même personnellement. Car accepter de prendre les rênes d’un parti construit sur le bric-à-brac vichyste, royaliste, catholique intégriste et nostalgique de l’Algérie française n’est pas anodin. Le FN n’est donc pas qu’un parti à « éviter » sur le mode : « si possible, essayez de ne pas adhérer à ce genre de thèses, n’y allez pas ou alors le moins possible, du bout des lèvres et du bout du bulletin de vote ». Non ! Ce n’est pas cela que l’on oppose à l’héritière d’un parti riant de l’odieux « Durafour crématoire », balayant d’un revers de la main la Shoah en parlant d’un « point de détail » historique. Tout cela, évidemment Roger Cukierman le sait puisqu’il est enfant de juifs polonais dont la famille fut en partie exterminée dans les camps. Nous n’aurons pas ici l’indécence de lui faire la leçon.
Quelques heures après l’interview accordée à Europe 1 et face au scandale naissant, un correctif fut rapidement apporté sur le compte Twitter du CRIF. Cinq déclarations en 140 signes qui sont venues réaffirmer un principe : le CRIF considère toujours le Front National comme un parti infréquentable. La communication de crise pour sauver les meubles. Restent des questions. Notamment celle qui suit : comment expliquer ce que les médias ont désormais coutume d’appeler un dérapage ? Peut-être par le stress. Sûrement par la fatigue et peut-être même par un effet de génération. Car, disons le franchement, pour faire face aux périls d’un monde qui change, ne faut-il pas des dirigeants plus jeunes, plus en phase avec les problématiques du moment ? Si le judaïsme français ne veut pas s’éteindre à petit feu, si il veut perdurer, il est impératif que ses institutions se réforment, que ces dernières apprennent à composer avec le réel plutôt que de rester enfermées dans leur tour d’ivoire, appliquant des solutions datées à des ennemis qui eux possèdent de nouvelles armes. Vite, une nouvelle dynamique ! Il y a urgence ! Urgence à donner enfin sa chance à une nouvelle génération de leaders pour faire vivre cette idée infiniment juive : le passage de flambeau.