En ces lendemains de manif, (puisque manifs il y eut), pourquoi bouderais-je mon plaisir ? Ce n’était pas la prise de la Bastille – aucune forteresse à prendre ; pas de pics ni de têtes coupées – mais ça avait plutôt un petit air de Valmy. N’est-ce pas en effet ce qui vient à l’esprit, si on cherche des références, lorsqu’on a affaire au peuple debout et en marche, fier de sa résistance à qui veut le mettre à genou ? Certes, de telles comparaisons, dont on peut bien moquer l’enflure, relèvent du lyrisme autant que de l’épique. Mais n’est-ce pas un peu rafraîchissant, quand on pense aux mines grises que nous arborions naguère (avant-hier) en pensant au proche avenir ? N’était-il pas question d’un nouveau 21 avril programmé pour 2017 ? Nous qui avions « comme un seul homme » voté Chirac sans ménager notre amour-propre, c’est de voter Sarko pour éviter Marine, que l’on nous menaçait. Je ne qualifierai pas ce choix, pour n’insulter personne et surtout pas l’avenir, comme disait De Gaulle. Mais c’est un petit air de Beaumarchais qui nous revenait en sourdine : « Ah ! Ne m’ôtez pas l’amertume : il ne me resterait que le dégoût ! »
Comment nommer L’effet-Charlie ? Appelons ça la contingence et mesurons l’évènement, puisque ces catégories nous sont familières pour penser l’expérience humaine, aussi bien qu’analytique. Le choc du 7 janvier puis la levée en masse permettent au moins d’envisager d’autres hypothèses que le non-choix dont je viens de parler. Bien d’autres réactions auraient pu survenir, avec la sidération, l’attaque et la fuite, comme la montée du lepénisme érigé en dernier recours, la soumission ou la guerre civile. Notre passé est assez noir pour offrir toute la palette…
Du coup, faut-il se remettre à croire ? L’espérance renaît-elle ? Laissons ceux qui veulent à tout prix rêver à leurs illusions éternelles. Nous sommes immunisés : c’est à nous que Lacan a su rappeler que l’essence de l’Etat, selon Hegel, est sa police (Ornicar ? 49, François Regnault) et que les lendemains qui chantent en ont conduit plus d’un au suicide (Télévision). Il s’adressait à Jacques-Alain Miller, mais c’est nous tous que ses paroles ont touché. Aussi pensons-nous depuis qu’il n’y a rien de bien à attendre de la masse prise comme signifiant-maître. Mais nous savons aussi que « cette absence d’espérance n’est pas le désespoir. Elle ouvre sur une sagesse. Mais laquelle ? » (Jacques-Alain Miller, Le séminaire XXIII, page 243). La question est ouverte. Elle ne fait pas de nous des non-dupes, des revenus-de-tout. Elle permet au contraire de tirer autre chose de notre lucidité que la joie mauvaise (Schadenfreude) de quelques mélancoliques de mauvaise augure : laissons Zemmour et Houellebecq à leur délectation !
Non ! Le 7 janvier n’a pas fait signe du suicide français : c’était un assassinat ! Nous qui avons tout fait pour galvaniser l’opinion éclairée contre l’assassinat manqué de la psychanalyse (Agnès Aflalo), ne sommes-nous pas bien placés pour trouver à Bien dire, dans la guerre que nous ont déclarée les nouveaux ennemis du genre humain ? Rien n’est résolu, au contraire : le plus terrible est à venir et nous n’avons aucune promesse, sinon celle churchillienne du sang et des larmes. Toutes les erreurs peuvent être commises : privilégier les vedettes pas toujours responsables (au sens de l’éthique de Weber) de Charlie, plutôt que les juifs anonymes et les flics, éventuellement musulmans. Céder à la panique et être gagnés par la haine, comme déjà par la surenchère sécuritaire. Tomber dans les amalgames que masquent mal quelques dénégations (ce ne sont pas tous les arabes…), qui poussent à la radicalisation des adolescents en mal de maîtres et que tente le retour de Dieu et de son passé funeste. Répondre par des lois liberticides inspirées du Patriot Act ou se lancer dans des gesticulations buschiennes imaginées par les néoconservateurs…
Tout cela est possible et nous crée d’autant plus un devoir de présence. Car, et c’est encore Lacan qui nous alerte, les Lumières ont raté le coup, d’établir un discours sans maître, eux qui ont au contraire conduit à « l’instauration d’une race de maîtres plus féroces que tout ce qu’on avait vu » (Lacan, Je parle aux murs) : déjà Napoléon perçait sous Mirabeau et quelques jours suffisent à Maximilien de Robespierre pour passer de son merveilleux discours du 6 mai 1794 à la Terreur…
Oui, nous le savons. Comme nous savons que Le kantisme a les mains pures, mais (qu’)il n’a pas de mains. Pas la Belle âme, donc, mais Candide aux mains sales.
Philippe De Georges est psychanalyste et membre de l’Ecole de la Cause freudienne.
Candide aux mains sales
par Philippe De Georges
15 janvier 2015
Faut-il se remettre à croire ? L’espérance renaît-elle ?
Le Candide au mains salles n’a pas été le fruit de celui qui a cru à l’universalisme de l’homme et de la femme mais, malheureusement pour l’Humanité, le produit d’une autre idéologie qui l’a rabaissé au niveau de la Schicksalsgemeinschaft et associé son destin à la Volksgeist.
Aujourd’hui l’idéologie s’appelle absolutisme intégriste, fondamentalisme religieux, mais la condition de l’homme et de la femme est toujours poussée à la soumission, à la négation de leurs valeurs et droits les plus fondamentales. Que reste-t-il alors sinon répondre à cet appel d’union dans un esprit de résistance à tous fascismes et barbaries ?