Liberté d’expression. À peine la formule est proférée, que ses limites sautent aux yeux. Si les avis par rapport à la liberté de parole de Dieudonné sont partagés, peu sont ceux qui défendraient aujourd’hui le droit que d’aucuns se sont donné, dans certains milieux israéliens, de qualifier Yitzhak Rabin de traître et d’assassin au moment où il voulait concrétiser les accords d’Oslo. Sans doute ces paroles ont ouvert la voie à son assassinat. L’idéal d’une liberté d’expression poussée à l’universel cache mal son objet. Le lendemain des événements Charlie et Hyper cacher, représentant le réel de si près, nous reprenons nos bistouris psychanalytiques pour tenter d’éclairer les dessous du voile de l’illusion lyrique[1].
Rappelons l’indication de Lacan dans le Séminaire V : « il n’y a de trait d’esprit que particulier – il n’y pas de trait d’esprit dans l’espace abstrait »[2]. C’est que, dit Jacques-Alain Miller, « pour qu’il y ait mot d’esprit, il faut que l’autre puisse vous comprendre, et pour ce faire il doit être de la paroisse… il faut partager (avec lui) des références communes, une langue commune, un lien social. Ce n’est pas pour autant universel »[3].
On se demande si et comment sera traduit en français le dernier livre de David Grossman, Un cheval entre dans un bar, tant l’humour qui le traverse appartient à la paroisse – façon de parler, bien sûr – israélienne. Le roman est organisé autour d’un spectacle de Dov Grinshtein (Dovalé Gi), un stand-upiste talentueux dont la répartie est invraisemblable, et qui ne respecte aucune vache sacrée. Même la Shoah est abordée par lui sans les rites de précaution habituels, à partir de son histoire familiale. « Le Dr Mengele, dit-il, a fait des recherches sur ma famille, ou plutôt sur des parties de ma famille : quelques os, bras et fémurs. Nous avons suscité l’intérêt de cet homme raffiné et introverti… On peut dire qu’il a été, à sa façon, notre médecin de famille. Pensez-y. C’était un homme très occupé. On venait de toute l’Europe pour le voir. Les gens grimpaient les uns sur les autres dans des trains pour arriver chez lui, et malgré tout, il trouvait du temps pour rencontrer chacun de nous personnellement, même s’il refusait qu’on consulte quelqu’un d’autre pour avoir un deuxième avis. Il n’y avait que lui, pour un court entretien, et ensuite, gauche, droit, gauche, gauche, gauche, gauche… »[4] Ainsi, les blagues se succèdent, crues, parfois obscènes, mettant en avant un corps nu, mutilé, pornographié, agressé. Le lien social est ridiculisé, désillusionné, frappé de trahison, de crime et d’incroyance. Le public est agressé, moqué, et ensuite flatté, séduit, afin de le maintenir dans la salle.
Cette pratique qui consiste à faire des mots d’esprit sur la Shoah n’est pas nouvelle. Elle est déjà là depuis de longues années dans des cercles intimes de façon plus ou moins discrète et aujourd’hui sur internet. Elle n’est pas exclue de la « paroisse » même si elle se trouve sur ses bords, car elle obéit au principe posé par Freud, selon lequel les histoires juives sont à la hauteur d’un mot d’esprit tant qu’elle sont faites par des Juifs eux-mêmes, « tandis que les histoires de Juifs dont l’origine est différente ne s’élèvent presque jamais au-dessus du niveau de la bouffonnerie comique ou de la dérision brutale »[5]. Et Freud d’ajouter que le mot d’esprit sert de moyen de médiation par rapport à la pulsion : « Pour la personne en question, la critique, l’agression, ne devient possible que par des voies détournées »[6]. Nous pouvons en déduire que le mot d’esprit et le rire sont un moyen de se protéger du réel, tout en l’abordant.
Ainsi, ce rire du sacré, ces mots d’esprits scandaleux par rapport à la Shoah se présentent comme une alternative aux rites pratiqués selon le mode de l’automaton depuis la fondation de l’État d’Israël. Une fois par an, lors de la journée de la Shoah (Yom Ha-Shoah), les cérémonies, les images, les témoignages défilent et sont largement diffusés, mais à un moment donné la dimension répétitive cesse de percuter. À l’opposé, le rire du sacré va à la rencontre de ce réel selon la modalité de la tuché, c’est-à-dire jamais deux fois de la même façon, car un mot d’esprit se produit toujours sous le signe de la première fois. Il est inefficace dans la répétition du même. Du coup, et à la distinction du rite, le rire ne donne pas l’impression d’une routine répétitive qui glisse sur le réel.
Si le début du roman de D. Grossman donne à penser qu’il met en scène Dovalé Gi pour dénoncer un mode de discours sociétal un peu obscène, au fur et à mesure que le spectacle avance, une tendresse se faufile chez le lecteur pour le drame personnel du personnage qui se lit à travers cette fête de formules choquantes mais bien dites. Ce monologue conduit les auditeurs, pas à pas, vers une représentation du réel à peine supportable. Ils sont d’ailleurs nombreux à quitter la salle. Dovalé Gi pousse ses propos jusqu’aux limites de ce qui peut être supporté par cette communauté qui partage les mêmes références, et ainsi, il nous permet de toucher du doigt ces frontières.
Mais Dovalé n’est pas une personne obscène, loin de là. Plutôt, il baigne dans une réalité dure à supporter. Dès sa naissance sa vie est frappée par ce que les ennemis du genre humain ont laissé derrière eux, dans un lieu où le réel est toujours à proximité. Une fois que ceci est saisi, le roman de D. Grossman devient un regard bienveillant concernant ces héritiers de la culture des histoires juives, culture du Witz par excellence, qui, dans un pays qui « dévore ses habitants »[7], pratiquent le rire du sacré pour traiter un réel, leur réel et pas celui d’un autre. Rire du sacré est une façon de se mettre à l’abri d’une tendance au sacrifice aux Dieux obscurs. Les rites n’absorbent pas cette tendance. Bien au contraire, ils ne font que l’alimenter.
La psychanalyse, écrit J.-A. Miller, est la seule expérience où il est licite de tout dire. C’est ce qui la rend, selon ses mots, explosive[8]. Dans la séance analytique, le sujet avance vers son réel sans aucune autre médiation que la parole et sans la menace d’un jugement à partir d’un idéal universel. Cette mise en évidence de la jouissance est une expérience explosive, un peu comme le rire du sacré, mais elle se fait dans un cadre intime.
Paru sur  lacanquotidien.fr le 12/01/2015​
[1] Miller J.-A., « L’illusion lyrique », publié le 12/01/2015 à 13:13 sur lepoint.fr, repris par Lacan Quotidien ce jour.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p. 10.
[3] Miller J.-A., …du nouveau ! (Introduction au Séminaire V de Lacan), ECF, Coll. rue Huysmans, 2000, p. 26.
[4] Grossman D., Un cheval entre dans un bar (hébreu), Ha-Siffrya Ha-Hadasha, 2014, p. 77.
[5] Freud S., Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient, Gallimard, Paris 1988, p. 261.
[6] Ibid., pp. 261-262.
[7] Ancien testament, Le Livre des Nombres, chapitre 13, verset 32.
[8] Miller J.-A., « Le retour du blasphème », Lacan Quotidien n° 452, 11 janvier 2015.

2 Commentaires

  1. Ta liberté prend fin là ou commence cette de l’autre. Outrager le sacré de son voisin sans s’attendre à une réaction hostile, agressive de sa part, relève de la naïveté.
    Si chez moi, j’ai le droit de dire ce que je veux sous le couvert de la liberté de penser, de parole, il se peut que chez mon voisin il n’en soit pas tout autant. La valeur du respect de l’altérité doit-elle être assujettie à celle de la liberté? Ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas subir peut sembler simpliste mais celui qui choisit délibérément de faire à autrui ce qu’il ne veut pas subir courre d’importantes conséquences.