La haine rageuse, la haine en rafale, l’obscurité dans les yeux, la cruauté et le sadisme dans le geste, ils ont tué. Le mépris, la néantisation, la deshumanisation, la destruction totale de la vie de l’autre comme raison d’être! Le sang, verser le sang : car interdite la vie; car interdite la liberté, la liberté ce blasphème, cette transgression, cette faute, cette hérésie méprisable à nettoyer. Quitte à immoler, quitte à saccager le monde entier. La religion transformée en fureur totalitaire qui scrute, juge, condamne sans cérémonial, la vie à la terreur. Au nom de Dieu, au nom d’un Dieu.
Et on purifie. On purifie dans la brutalité, dans la violence la plus extrême; on éradique, on élimine la vie, la violence théâtralisée, la violence mise en scène; on massacre, la barbarie en relief. L’objectif ? Foudroyer les esprits, distiller la trouille, nous engloutir tous dans cette peur panique qui paralyse, qui tétanise; nous désorganiser, nous perturber dans notre quotidien, nous amener à renoncer à ce que nous sommes : une société libre, ouverte, plurielle, démocratique, sereine. Ainsi, dans l’empressement, emportés, submergés par l’émotion de la douleur, touchés dans notre légitime besoin de sécurité, nos valeurs jetées à terre, nous pousser à avancer – nous aussi – vers le vide de la déshumanité.
Mais alors que faire? Notre colère digne, la lucidité en bandoulière, définir d’abord, cibler correctement l’ennemi. « Mal nommer les choses, disait Camus, c’est ajouter au malheur du monde ». N’est point donc notre ennemi cet homme — lointain ou proche — qui s’appelle Mohamed ou Abdallah, et qui prie un autre Dieu; n’est point notre ennemi cet homme parce qu’il serait originaire de l’autre côté de la frontière, parce qu’il cheminerait d’un autre pas que le nôtre. Nul besoin de l’ausculter, de le tenir à l’œil, de le soupçonner de déloyauté nationale, de le surveiller, de « les » surveiller. Essentialiser ainsi l’ennemi, mettre en accusation lapidairement, sommairement une foi et tous ses pratiquants, assimiler Islam et islamisme, identifier musulman à terroriste, serait emprunter les voies de la déraison paranoïaque, et de fait, au bout, objectivement, œuvrer à l’élargissement, au recrutement, au gonflement des troupes à la solde des semeurs de haine d’ici et de là-bas.
La lucidité nous commande donc d’élever la réflexion, de ne pas plonger tête baissée, dans les bas-fonds d’une vision aussi grégaire, primaire, simplet, avec ses manières élémentaires, de penser, de parler et de dire le monde. Gardons-nous en traversant l’exceptionnelle situation actuelle, d’épouser la haine de l’autre comme normalité de notre noble combat contre la haine meurtrière.
La question demeure néanmoins : qui est l’ennemi, qui est notre ennemi, qui est donc notre véritable ennemi? Est notre ennemi celui-là qui, rejetant la polyphonie de notre monde, la tête ivre de certitudes absolues, le goût du sang dans la parole et le bras ruminant la barbarie, promet l’enfer sur terre à tous ceux qui ne prient pas comme lui, tous ceux qui ne pensent pas comme lui, tous ceux qui ne vivent pas comme lui. Est notre ennemi, sont nos ennemis tous ces enragés, ces exaltés, ces initiés qui par leurs propos, leurs écrits, leurs actes nous promettent un monde de sang et de larmes si nous nous entêtons à demeurer ce que nous sommes. Sont nos ennemis tous ces apôtres de l’absolu chasseurs revendiqués des incroyants, bruleurs des manuscrits de Tombouctou, tortionnaires des femmes yézidies, coupeurs de tête d’Irak, du Nigéria et d’ailleurs… Plus encore sont nos ennemis tous ces petits ou grands Ayatollahs, jeteurs de fatwa impénitents, prophètes d’une croyance crispée, figée, arrêtée dans un temps forclos; une croyance qui juge, exclut, excommunie, ampute, élimine, rejette la vie dans l’interdit; une croyance meurtrière.
Amer constat: la propagation de cette peste de l’âme est planétaire; la menace est désormais globale: face à nous une théologie politique djihadiste portée par des réseaux diffus de la mort, des réseaux mouvants, multiformes, mobiles établis aussi bien sur le net qu’au fin fond des lieux-dits du Caucase, d’Irak, de Syrie, de Bruxelles, d’Amérique, de Londres, de Sanaa, d’Islamabad, de Mogadiscio, du septentrion malien ou du Delta nigérian.
Une évidence donc : la lutte anti-terroriste sera globale ou ne sera pas. Action étatique locale, nationale certes mais également coordination régionale, interrégionale, internationale. L’objectif : par des efforts soutenus, obstinés, constants et ciblés, localiser, démanteler les réseaux terroristes existant et prévenir l’émergence de nouvelles unités combattantes, reliées, isolées ou auto-entrepreneurs. Il s’agit de récuser, de combattre une théologie politique; il s’agit d’affronter, de circonscrire et de réduire la géopolitique d’une théocratie radicale qui aspire à régenter le monde dans la soumission totale de l’homme, la vassalité de tous les hommes à Dieu, à un seul Dieu, à Allah.
Mais au-delà de cette nécessaire, primordiale, prioritaire réponse sécuritaire, ne pas perdre de vue cette réalité : le terrorisme demeure une idéologie, une stupide et mortifère maladie de l’âme qui germe, enfle, s’installe là où règne la misère morale, offrant aux âmes paumées la violence comme lumière et le meurtre comme obligation morale. On ne naît pas terroriste; on le devient: perdu dans le labyrinthe de l’incertitude identitaire, désorienté dans l’espace social, échoué de la vie, un jour on est repéré, appréhendé, suivi, recruté, embrigadé, « mis en famille », endoctriné, aliéné, déraciné du réel, fanatisé, « appelé pour une sainte et haute mission », formaté militairement. Ne reste plus alors — la force de penser abdiquée, le cœur aveugle à toute compassion humaine, la haine identitaire inculquée, la raison de tuer fournie, la mort portée comme seule vraie vie — ne reste plus alors que le passage à l’acte. Les cibles à éliminer ? Désignés d’avance, toujours les mêmes : les incroyants, les libres-penseurs, les non-musulmans, les minorités, les femmes et bien sûr les Juifs… Fixation antisémite : et les Juifs accusés de tous les maux du monde; et les Juifs, harcelés, diffamés et jalousés jusque dans leur malheur.
La situation est aujourd’hui plus que préoccupante, exceptionnelle. Notre devoir : reconquérir le présent quotidiennement sur le terrain en redonnant vie à des mots devenus carcasses à forcer d’être malmenés, saccagés, vidés, détournés de leur sens : laïcité, citoyenneté, fraternité, égalité, cohésion sociale, vivre-ensemble… S’impose dès lors comme une impérieuse nécessité la réconvocation innovante, inventive de la culture. Car lorsqu’elle est élargissement d’horizons, ouverture publique, don et altérité, la culture constitue ce souffle rafraichissant qui déstructure les haines, stimule, libère, rassemble, relie dans la joie, la pluralité, la curiosité, l’échange, la confrontation, la dissension les multiples transports, désirs, voluptés, charmes, éclats de rires et de vie.
Debout ainsi ensemble, debout côte-à-côte dans l’arène de la vie, la fraternité de combat serment affirmé, nous porterons alors comme un engagement permanent les noms des victimes de ce mois de janvier, tel le souffle impérissable d’une humanité plurielle en résistance contre l’avancée des ténèbres : Charb, dessinateur; Cabu, dessinateur; Wolinski, dessinateur; Tignous, dessinateur; Honoré, dessinateur; Bernard Maris, économiste et chroniqueur; Mustapha Ourrad, correcteur; Elsa Cayat, psychanalyste et chroniqueuse; Michel Renaud, ancien directeur de cabinet du maire de Clermont; Ahmed Merabet, agent de police; Franck Brinsolaro, brigadier au service de la protection et Frédéric Boisseau, agent d’entretien. Sans oublier les victimes de l’Hyper-Cacher de Porte de Vincennes : Michel Saada, Yoav Hattab, Yohan Cohen, Philippe Braham.